REVUE DES QUESTIONS HISTORIQUES
43e
année, Nouvelle série tome XLI, (tome LXXXV de la collection), 1909, p 201-222
LA VILLE DE SARLAT ANOBLIE PAR LOUIS XIV
Les terribles désastres amenés par les
guerres de religion étaient à peine oubliés, lorsque la Fronde vint de nouveau
troubler la Guyenne, ruiner les villes et ravager les campagnes.
Pendant la première période de cette
guerre civile (octobre 1648 à mars 1649), la révolte agita vivement Bordeaux,
où le gouverneur de la province, Bernard de Foix et de la Valette, duc
d'Épernon, avait soulevé, par son despotisme, l'opposition du parlement et la
colère du peuple.
Cette agitation se fit très peu sentir
dans le pays Sarladais, bien que la noblesse du Périgord fût en général très
attachée au plus illustre des révoltés, Henri de la Tour d'Auvergne, maréchal
de France et vicomte de Turenne.
Le maréchal était bourgeois de Sarlat; son
frère aîné, le duc de Bouillon, gouverneur du Limousin, résidait souvent à
Turenne (1), dont les hautes tours dominaient les rives
de la Dordogne. Sa vicomté s'étendait jusqu'au centre du Périgord noir et son
beau donjon de Montfort (2) se dressait à moitié
distance entre Sarlat et la puissante citadelle de Domme (3).
On sait que la paix de Rueil
ne fut qu'une trêve de bien courte durée. Aussitôt après l'arrestation des
princes (18 janvier 1650), le duc de Bouillon, se croyant menacé, s'était
réfugié dans sa vicomté, où le duc de La Rochefoucauld (4) alla le rejoindre; le château de Turenne devint alors le
rendez-vous de tous les nobles seigneurs de l'Auvergne, du Limousin, du
Périgord et du Quercy.
La noblesse, encore imprégnée de
féodalité, ne vivait que pour la guerre et par la guerre, vendant trop souvent
ses services au plus offrant. De nombreux gentilshommes, au cours de la Fronde,
passèrent plusieurs fois du parti de la couronne au parti des princes, pour un
grade ou pour un titre. Ainsi s'établirent de singulières divisions dans un
grand nombre de familles: le duc de La Rochefoucauld était un des chefs de la
Fronde, tandis que son oncle, le baron d'Estissac, gouverneur du Poitou,
restait fidèle au roi. Armand du Lau servait Condé; son frère Isaac servait la
cour. Nous verrons François de Chavagnac gouverner
Sarlat pour les frondeurs, pendant que son frère, Gaspard, après avoir servi
les princes, commandera, devant Périgueux, un régiment du roi. Mme de la Guette
raconte, dans ses intéressants mémoires, qu'elle resta toujours très attachée à
la reine mère; elle rendit même les plus signalés services à la cour, alors que
son fils et son mari combattaient pour Condé.
La seconde paix de Bordeaux (1er
octobre 1650) fut éphémère comme la paix de Rueil. Le
prince de Condé, après un simulacre de réconciliation, échangea son
gouvernement de Bourgogne contre le gouvernement de la Guyenne, et prit
possession de son commandement le 22 septembre 1651. « D'abord dans Bordeaux,
M. le prince fit une union avec le parlement et les habitants de ladite ville,
et ensuite avec toutes les autres villes de la Guyenne, disant que cette union étoit pour le service du roi (5). »
Encouragé par cette affirmation
solennelle, le sénéchal du Périgord, François Sicaire de Bourdeille
(6), s'empressa d'aller, le 1er octobre
1651, faire sa révérence au nouveau gouverneur, comme il l'avait faite, peu de
jours avant, à la reine mère et au roi. Le 14 octobre, M. le prince honora le
sénéchal de sa visite, les plus grands honneurs lui furent prodigués dans le
château de Bourdeille (7), où
il séjourna pendant vingt-quatre heures. Condé se rendit à Périgueux le 15, et
reçut à l'hôtel de ville le serment de fidélité des consuls et des notables
habitants. A dater de ce jour, la capitale du Périgord « resta la ville la plus
rebelle contre le roi de toute la province (8). »
Le marquis de Chanlost, nommé gouverneur de la place,
reçut de M. le prince l'ordre d'entourer la ville de fortifications protégées
par des demi-lunes. La grande réputation de bravoure acquise par l'illustre
vainqueur de Lens et de Rocroy, sa brillante allure
et sa largesse inépuisable gagnaient tous ceux qu'il voulait séduire; mais sa
violence et son orgueil le rendaient bientôt odieux.
Lorsqu'il reprit la route de Bordeaux, il
fit donner au marquis de Bourdeille cent vingt-huit
mille livres, destinées à chercher et à subventionner des partisans dans la
noblesse et dans la haute bourgeoisie, ainsi que le démontrent les comptes
tenus par Eymeric Barriasson,
seigneur de Ramefort, curé de Bourdeille,
qui remplissait les fonctions de receveur des deniers auprès du sénéchal (9).
D'après ces comptes, récemment découverts
dans le manoir de Ramefort, la noblesse accapara
presque toute la somme donnée par le prince de Condé: Jean et Armand du Lau,
Joachim et André de Pleyssac, Pierre de Chancel,
Daniel de Beaupoil, Jean de Fayolle, Jean de Benoît,
Léonard d'Aitz, Pasquet de
Laborie, François de Vauzelle, Vergier de Labarde, Pierre de Beaupuy,
Jacques de Lacroix, Labarde de Beaufort,
Bernard-Roger de Vessac et François de Bélussière reçurent mille livres.
Bernard d'Abzac,
Jean-François de Beynac et Vars de Vauzelle reçurent
deux mille livres.
Claude de Chabans,
Charles de Talleyrand, prince de Chalais, Pierre de Bideran,
Gaston de Rochemorin, François de Touchebœuf,
Pierre de Bessots (10),
Hector de Pressac, Paul d'Hautefort, Henri de Javerlhac et Bernard de Laborie reçurent six mille livres.
Le plus favorisé fut Charles d'Abzac, marquis de La Douze, qui reçut trente-six mille
livres. Ses antécédents ne justifiaient guère une pareille largesse; sa
fidélité la justifia moins encore. Le marquis de La Douze avait été condamné à
mort par contumace, comme assassin de son frère Gabriel: gracié peu de temps
après, il fut condamné à être rompu vif, pour avoir enlevé et violé sa
belle-sœur, veuve de Gabriel; gracié pour la seconde fois, il s'engagea dans le
parti des princes, reçut les trente-six mille livres données par le curé de Barriasson, et revint au service du roi, qui le nomma
maréchal de bataille. Le restant des cent vingt-huit mille fut attribué, par
fractions de deux cents livres, à des bourgeois influents. Condé mettait une
activité fiévreuse à faire entrer les villes de la Guyenne dans l'Union de
Bordeaux: Périgueux, Sarlat, Bergerac, Libourne, Agen, Villeneuve, Tonneins,
etc., etc., donnèrent bientôt leur adhésion; Bergerac fut choisi comme centre
de ralliement des troupes de la Fronde, et le vieux maréchal de la Force, nommé
gouverneur de la place, reçut l'ordre de construire immédiatement autour de la
ville une puissante ligne de fortifications; fortifications bien éphémères, car
Louis XIV les fera démolir, en 1654, par le marquis de Saint-Luc.
« Le conseil ayant appris que l'union
des princes était contraire au service du roi, qu'il y avait rébellion de la
part de M. le prince de Condé, le déclara criminel de lèse-majesté, ainsi que
toutes les communautés qui étoient entrées dans
l'union, sauf si elles venoient faire leur soumission
au roi dans le mois. Il interdit, faute de le faire, le parlement de Bordeaux (11). »
Le marquis de Bourdeille
fut révoqué de ses fonctions de sénéchal du Périgord et remplacé par François
de Gontaud, marquis de Biron (12).
La ville de Périgueux ayant laissé passer
les délais prévus sans faire sa soumission, Mazarin ordonna que les sièges
royaux de l'élection seraient transférés à Nontron,
qui présentait toute garantie par sa situation géographique et grâce à
l'énergique attitude de Thibaud de Labrousse, sieur de Verteilhac
(13), capitaine de chevau-légers. Un régiment
commandé par M. de Sauvebœuf (14) fut chargé de veiller à la régulière exécution du transfert;
il eut à soutenir quelques escarmouches des partisans de M. le prince,
cantonnés entre Brantôme et Bourdeille. La ville de
Nontron supporta la lourde charge du logement des troupes avec un grand zèle
pour le service de Sa Majesté.
Cependant M. de Labrousse, qui avait
épousé Bertrande Duchesne, fille du premier avocat du roi au présidial de
Périgueux, entretenait des relations suivies avec les notables habitants de la
ville, afin de les rappeler à la fidélité royale; ses efforts n'amenèrent aucun
résultat.
Le comte d'Harcourt avait été chargé par
Mazarin d'organiser une armée à Niort,
pour soumettre les frondeurs de la Guyenne; quand il les eut chassés de la
Saintonge, « il témoigna avoir quelque pensée pour venir en Périgord, séjourna
pourtant au port de Parcoul (15) douze ou quinze jours; après quoi, il despescha
un trompette pour sommer Périgueux à lui livrer passage dans la ville, ce qui
lui fut refusé; et on travaillait continuellement aux fortifications et demy-lunes (16).
»
Condé vit le danger de sa situation et
conduisit lui-même (25 janvier 1652) au marquis de Chanlost
les deux régiments de Bourdeille et d'Enghien; un
troisième, commandé par le colonel Balthazar (17),
fut chargé de tenir la campagne contre l'armée du comte d'Harcourt.
A cette même époque (31 janvier 1652), le
maréchal de Turenne fit sa soumission et remit sa vaillante épée au service du
roi, qui le retint auprès de lui, à Poitiers d'abord, et puis à Saumur. La
rentrée de Turenne à la cour produisit dans la France entière, et surtout en
Guyenne, une très vive impression; les gentilshommes inféodés à la Fronde
commençaient à voir que le prince de Condé, plus despote que Mazarin, menait la
France vers une révolution politique, religieuse et sociale.
Le peuple de Bordeaux subissait la
tyrannique influence d'un comité républicain, siégeant sur la promenade de l'Ormée, et tendant à faire de la Guyenne une république
indépendante, sœur de la république fondée par Cromwell en Angleterre. Les
protestants du Sud-Ouest s'étaient enrôlés nombreux
dans l'armée des princes, constituant parmi les frondeurs un élément nouveau,
plein de dangers pour la paix publique; ils acceptaient avec enthousiasme le
programme révolutionnaire de l'Ormée, tandis que les
officiers catholiques restaient fidèles à leur cri de guerre: Vive le Roi sans
Mazarin! ou Vive le Roi et MM. les princes!
Cette profonde divergence dans les idées
amènera bientôt, dans le parti de la Fronde, de nombreuses défections, prélude
certain d'une dissolution prochaine.
Le comte d'Harcourt avait sous ses ordres
quatre mille vedettes et trois mille hommes à pied; il exerça, pendant quelques
jours, de rigoureuses représailles contre les gentilshommes inféodés aux
princes,
et comme il veid
que Périgueux ne démordoit point du parti du roi et
de Mrs les princes, il prit la résolution d'aller veoir
le Sarladois (18).
Lorsque
l'armée royale se présenta devant la ville, toutes les cabales formées par
intérêt on par inclination au désordre furent surmontées par les bons
serviteurs. Tous actes contraires au service du roi furent révoqués en jurade.
Quoique
les troupes de M. le prince fussent assez nombreuses dans la Guyenne, pour y
commander absolument, Sarlat n'hésita pas à se départir de l'union qu'il avoit faite avec le parlement de Bordeaux et les habitants
jurèrent une autre union, pour le service du roi, dans l'église paroissiale de
la ville, entre les mains du seigneur évêque (19).
Malgré
les troupes de M. le prince, qui s'étoient saisies de
presque tous les ports de la Dordogne, ils facilitèrent le passage de la
rivière à l'armée du roi, conduite par le comte d'Harcourt, ayant gardé le port
de Domme-Vieille pendant trois jours, avec grands risques de leurs personnes.
Ainsi, toute l'armée passa à Domme-Vieille.
Le
comte d'Harcourt fit si bien que l'armée de M le prince fut obligée de se retirer
du côté de Bergerac (20).
Ainsi s'exprime la Suite à la Chronique du chanoine Tarde. Un autre document
contemporain, signé par un artisan appelé Castel, présente la situation
politique de la ville sous un aspect bien différent.
Tandis que la Chronique anonyme nous dit
que les Sarladais avaient juré une nouvelle union pour le service du roi, le
journal de Castel affirme qu'en 1652 tous les notables étaient frondeurs, le peuple seul aurait été,
d'après lui, fidèle à la couronne, et Castel ne craint pas de nommer les
partisans de Condé, pour les signaler au mépris public; ce sont d'abord les consuls
et les conseillers du présidial avec leur président; ce sont ensuite le syndic,
le chirurgien Vayssières, etc.; tous sont vendus aux
princes; en récompense de leur trahison ils espèrent recevoir bientôt des grades
ou des fonctions publiques (21).
En ce temps, Sarlat était administré par
quatre consuls, généralement pris dans la bourgeoisie, mais recevant tous, avec
le consulat, le titre personnel de baron.
Lorsqu'on parcourt les archives municipales, on voit souvent ce titre
devant les noms des habitants; de même qu'en visitant les rues, on découvre de
nombreux écussons, jadis armoriés; d'où l'on pourrait conclure que Sarlat était
une pépinière de gentilshommes. Cependant la noblesse, très nombreuse dans les
environs, était très rare dans la cité; mais entre les bourgeois et les nobles,
les alliances étaient fréquentes; on en relève à cette époque, jusque dans les
familles les plus distinguées de la province. Il est donc vraisemblable que
cette bourgeoisie terrienne avait les mêmes aspirations que la noblesse; elle
fut de la Fronde avec Tnrenne; elle revint avec
Turenne à la fidélité royale.
Quelques mois de révolte suffirent pour
montrer à tous les tristes conséquences de la guerre civile; la propagande
anarchiste du peuple de Bordeaux avait éclairé les frondeurs de bonne foi, en
même temps que le retour du maréchal de Turenne vers le roi refroidi le zèle des
révoltés. Ainsi doit s'expliquer l'accueil empressé fait à l'armée de Sa
Majesté par tous les habitants.
La Chronique anonyme nous a déjà dit que
grâce à la nouvelle union jurée dans l'église paroissiale entre les mains de
l'évêque, le comte d'Harcourt put s'emparer des passages de la Dordogne, tandis
que Condé s'efforçait de rallier ses partisans dans l'enceinte fortifiée de
Bergerac.
Après
cette action si importante pour l'État, les habitants de Sarlat députèrent le
sieur de Saint-Clar (22), conseiller
au présidial et assesseur de la maréchaussée de ladite ville, avec le sieur de Gisson (23),
advocat, pour en porter la nouvelle au roi, et offrir
aux pieds de S. M., qui étoit en la ville de Saumur,
la protestation de fidélité des habitants, ce qui fut suivi d'un succès très
considérable, par la concession de plusieurs grâces et singulièrement d'un
abonnement à perpétuité, le tout donné par le soin et la diligence du Sr de
Saint-Clar (24).
Les
deux députés de Sarlat, sieurs de Saint-Clar et de Gisson, furent reçus des ministres et de tous les seigneurs
de la Cour avec une bonté distinguée. L'illustre vicomte de Turenne leur fit
l'honneur de leur dire qu'il était bourgeois
de Sarlat.
Ils
furent admis à haranguer le roi en plein conseil.
Le
jeune monarque leur répondit avec la grâce et la dignité dont le ciel l'avoit orné: — Je suis fort satisfait de voire zèle et de
votre fidélité; soyez toujours les mêmes et je vous ferai connoître
que je suis votre bon roi.
La
reine ajouta qu'Elle se feroit toujours un plaisir de
leur rendre, à eux et a leur communauté, ses bons offices auprès de son fils.
C'est
au milieu de ces circonstances glorieuses que les députés, négligeant les
récompenses personnelles qui leur étoient offertes,
obtinrent, pour leur patrie, l'exemption des tailles, à laquelle ils
substituèrent, par le conseil des ministres, un abonnement à trois cents livres
(25).
L'arrêt qui décerne à la ville de Sarlat
cette insigne faveur existe encore aux Archives nationales, parmi les minutes
originales d'arrêts. Nous le donnons en entier
quoiqu'il ne soit pas rédigé dans le style clair, noble et solennel qui
deviendra bientôt la langue courante des actes royaux. Nous ne croyons pas qu'il ait été jamais publié; les Sarladais eux-mêmes ne le
connaissent probablement pas, et tous seraient heureux assurément de le voir
gravé sur le marbre dans la salle d'honneur de leur mairie.
15 février 1652.
Sur
le rapport qui a esté fait au roy,
estant en son conseil, que les habitants de la ville
et cité de Sarlat, capitalle du pays de Sarladois, conservent envers Sa Majesté la mesme fidélité qui leur a esté
inviolable envers les roys ses prédécesseurs, et que,
dans le souslèvement où partie des peuples de la
province de Périgord ont esté portez dans la conjuncture présente, les dits, habitants de Sarlat,
lesquels sont demeurez inesbranslables dans leur
fidélité, s'efforcent, par un zèle extraordinaire, à se maintenir soubz l'obéissance de Sa Majesté contre les entreprises des
rebelles, et que ce bon exemple pourra utilement servir à ramener les autres
dans leur devoir, ainsy qu'il est arrivé dans toutes
les autres dissentions civiles, qui ont agité cest Estat; et Sa Majesté, voulant
leur tesmoigner la satisfaction qu'Elle a de leur
bonne conduite, par un bienfait qui puisse passer à la postérité pour une
marque de leur fidélité, afin de les obliger à y persévérer, et attirer les
autres sujectz de Sa Majesté à suivre leur exemple,
considérant d'ailleurs que le peuple de la dite ville est extrêmement pauvre,
soit pour les grandes surcharges qu'il a souffertes depuis l'ouverture de la
guerre estrangère, par les garnisons et logements des gens de guerre, ou pour
ce que la dite ville n'a aucun terroir; joint que les plus riches familles de
la dite ville ne contribuent aucune chose au paiement des tailles et
impositions, le clergé, et les officiers de l'Election et de la visséneschaussée de la dite ville en estant
exempts par leurs privilèges; en sorte qu'encores que
la dite ville ne soit cottisée qu'à la somme de VIc LXX 1., en l’année dernière 1651, pour cette
part des dites tailles et impositions, cette somme se trouve néantmoins excessive, eu esgard à
la pauvreté de ceux qui y sont contribuables.
Lo
roy, estant en son conseil,
a modéré la cotte de la ville de Sarlat, des tailles (26), taillons (27),
subsistances des gens de guerre (28)
et autres impositions qui se font et pourront estre faictes à l'advenir, à la somme de troys
cens livres par chacun an, à laquelle Elle l'a abonnée pour toujours, sans
qu'elle puisse estre augmentée cy
après, soubz quelque cause, occasion ou prétexte que
ce soit. Faict Sa Majesté très expresses inhibitions
et deffenses aux trésoriers de France en la généralité
de Guyenne, esleuz en la dite Eslection
de Sarlat, de taxer la dite ville à plus grande somme que celle de IIIc 1. par chacun an.
Et pour l'exécution du présent arrest, toutes lettres
nécessaires seront expédiées et deslivrées aux dits
habitants.
Molé. Mauroy.
Du
15e février 1652, à Saumur (29).
Cette exemption des tailles assimilait la
ville de Sarlat à une personne noble, puisque l'exemption d'impôts était le
plus utile privilège de la noblesse.
Si l'on compare les véritables mérites que
la cité sarladaise pouvait faire valoir, à l'occasion de la Fronde, avec ceux
de diverses communautés qui furent, en ce temps-là,
beaucoup moins favorisées par le roi, on a grand'peine
à comprendre pour quels motifs Sarlat reçut une grâce aussi distinguée.
Parmi les villes qui, pendant cette guerre
civile, ont montré le plus de zèle pour la couronne, l'histoire signale Guise (30) et Nontron. Guise, attaquée par les
Espagnols que dirigeait le maréchal de Turenne, soutint, en 1650, un siège
rigoureux; les assiégés firent preuve du plus grand courage et de la plus noble
abnégation. Il fallut l'intervention d'une puissante armée royale, commandée
par le maréchal du Plessis-Praslin, pour obliger les
Espagnols à lever le siège. « En raison
de la bonne deffense que feirent
les habitants de Guise, la plupart desquels avoient bruslé
leurs maisons, le roi, les anoblissant, exempta toute la ville de taille pour
cinq ans (31). ». Ainsi s'exprime Pierre de Bessot dans son livre-journal qui a été récemment publié.
Nous avons déjà vu que Nontron devint, en
1651, le siège de tous les offices royaux enlevés à Périgueux révolté; cette
petite ville supporta généreusement la lourde subsistance des gens de guerre,
et resta, jusqu'au mois de mars 1653, la véritable capitale du Périgord. Par
lettres patentes du 5 mars 1654, le roi lui fit la remise de tous ses impôts,
pour les deux années 1654 et 1655.
Le Périgourdin Pierre de Bessot, frondeur impénitent, qui nous a laissé sur toute
cette période un livre-journal fort intéressant, estime qu'en exemptant Guise
de tout impôt pendant cinq années, Louis XIV anoblit ses habitants. Plus loin,
ce même frondeur raconte le retour de Sarlat à l'obéissance du roi, et semble
chercher à rabaisser le mérite de la ville; il dit: « M. le comte d'Harcourt arriva à Sarlat le 26 février avec quelque
cinquante ou soixante de ses gardes, et en partit le lendemain, jour de
dimanche. MM. de Sarlat leur firent grand accueil et changèrent de parti en sa
faveur, à cause de la nécessité et présence de son armée (32). »
Réduits à ce simple changement d'étendard,
le zèle et la fidélité de Sarlat n'auraient pas justifié les faveurs de Louis
XIV, ni les bons offices de la reine mère; voilà pourquoi, sans aucun doute,
Pierre de Bessot, qui nous raconte l'anoblissement de
Guise par cinq années d'exemption
de taille, ne fait pas mention de l'abonnement à perpétuité des Sarladais.
Pour obtenir du roi ces glorieuses lettres
de noblesse, les sieurs de Saint-Clar et de Gisson ne pouvaient pas se vanter d'avoir brûlé leurs
maisons et donné de grandes preuves de courage; ils ont dû faire valoir
d'autres titres. Ils ont pu dire, sans s'éloigner de la vérité que jamais
Sarlat n'avait manifesté le moindre attachement pour les princes, et que l'Union fut signée parce que le
parlement affirmait qu'elle était faite pour assurer le service du roi; mais
aussitôt qu'une circonstance décisive amena la ville à signaler ses préférences
pour la commune ou pour la révolte, les Sarladais allèrent prendre possession
du port de Dommevieille, au nom du roi; puis, dès que
fut arrivé le comte d'Harcourt, ils lui remirent les clefs de leur ville, en
déclarant qu'ils étaient prêts à sacrifier leurs richesses et leurs personnes.
Pour faire valoir toute la loyauté de leur
conduite, les Sarladais avaient eu le bonheur de trouver à Saumur leur illustre
compatriote, M. le maréchal de Turenne, rentré depuis peu dans les bonnes
grâces de Sa Majesté. Les documents contemporains nous disent aussi que les deux
consuls, Saint-Clar et Gisson,
ne demandèrent aucune faveur pour eux ni pour leur famille, ne voulant pas
manifester, en présence du monarque, d'autres soucis que la gloire et le profit
de leur cité (33).
Le comte d'Harcourt, après avoir fait très
facilement la conquête de Sarlat, aurait voulu réunir son armée avec les
troupes du marquis d'Espinay Saint-Luc, gouverneur de
Montauban, et avec le régiment du marquis de Biron, sénéchal du Périgord. Mais
Condé ne restait pas inactif; après avoir rallié ses partisans à Bergerac, il
envoya le comte de Marcin à la poursuite de Biron,
qui se dirigeait vers Sarlat; la rencontre eut lieu près de Villeréal, où les
frondeurs remportèrent un succès complet. « M. de Biron, blessé gravement à la
tête, se sauva ayant contrefaict le mort (34). » En même temps, le prince de Conti faisait le siège de Miradoux (35),
qui se défendait avec un courage héroïque, sous les ordres de messire de Marin (36). Le marquis de Saint-Luc amena deux mille
hommes au secours de la ville assiégée; un rude combat eut lieu sous les
remparts, et le prince de Conti fut obligé de lever le siège.
La victoire de Villeréal et la bataille
indécise de Miradoux furent annoncées dans toute la
France, par M. le prince, comme étant deux grands succès et le bruit se
répandit aussitôt que l'armée royale avait été détruite. Il est vrai que le
comte d'Harcourt n'avait pas réalisé son plan, mais ses armées étaient à peu
près intactes; celle de Biron avait seule éprouvé quelques pertes; avec un peu
d'audace, il aurait facilement enlevé Périgueux au marquis de Chanlost.
«
Le 1er mars 1652, toute la bourgeoisie de Périgueux, vu les maux
généraux qui accablaient la province et la ville, particulièrement menacée de
siège par le comte d'Harcourt, prit résolution de faire un vœu général pour la
protection de leurs familles et pour demander à Dieu la cessation de ces fléaux
(37). »
Le comte d'Harcourt n'avait pas le génie
de la guerre; il n'osa jamais livrer une bataille avant d'avoir réuni dans ses
mains toutes les chances de la victoire. Il évita de passer en vue des
fortifications de Périgueux et continua ses inutiles chevauchées, où les
régiments du roi, commandés par Sauvebœuf, Folleville ou Lillebonne, prenaient les châteaux mal
défendus et les abandonnaient bientôt après, afin d'aller tenter plus loin
quelques nouvelles conquêtes, éphémères comme les précédentes.
Les frondeurs n'avaient pas plus de suite
dans leurs expéditions.
Après le siège et la bataille de Miradoux, le marquis de Saint-Luc et messire de Marin
avaient réuni leurs forces pour s'emparer de la petite place de Pergain (38),
abandonnée par les gardes des deux princes; ils avaient ensuite pris Astaffort (39); Condé faillit rester entre leurs mains et
se sauva dans Agen.
Tandis que Saint-Luc et messire de Marin
allaient prendre Casteljaloux (40),
M. le prince, perdant sans doute l'espoir de conquérir la Guyenne, partit le 24
mars, sous un déguisement, accompagné de huit amis fidèles, parmi lesquels le
duc de La Rochefoucauld. Le comte d'Harcourt ne sut pas profiter du désarroi
produit parmi les frondeurs par ce départ imprévu; il continua, pendant
quelques mois, sa guerre de partisans et, le 8 août, voyant qu'il combattait
sans profit pour sa gloire et pour son ambition, il partit tout à coup, comme
l'avait fait Condé, pour aller chercher meilleure fortune en Alsace.
Cependant la France périssait dans son
incohérente anarchie; le commerce et l'industrie marchaient vers la ruine; les
travaux publics étaient partout enrayés. Louis XIV comprit l'absolue nécessité
d'établir sur le trône une autorité qui décide, exécute et se fait respecter.
Il entra le 21 octobre 1652 dans Paris, où l'immense majorité de la ville et
des Halles l'accueillit avec le plus chaleureux enthousiasme.
Charles de Nogaret, de la Valette et de
Foix, duc de Candalle (41), fut
désigné pour aller prendre le commandement de l'armée de Guyenne. Sans lui
laisser le temps d'arriver et d'organiser son armée, le prince de Conti voulut
tenter un audacieux coup de main et chargea le comté de Marcin
d'aller reprendre Sarlat. Dans ce but, Marcin réunit
à Bergerac tous les hommes de guerre dont il pouvait disposer; il s'assura le
concours de François de Touchebœuf-Clermont, seigneur
de Montsec, et de Jean-Jacques de Montesquiou,
seigneur de Fages qui devaient faciliter le passage de
la rive gauche sur la rive droite de la Dordogne; le 20 décembre 1652, le comte
de Marcin prit le commandement de son armée composée
de deux régiments d'infanterie, Marcin et Foix, d'un
régiment de cavalerie, de trois pièces d'artillerie et d'un fort équipage de
munitions.
Les quatre consuls de la ville étaient
Armand de Costes (42), conseiller au présidial, Mariel dit Peroussié, également conseiller au présidial, Antoine de
Saint-Clar, aussi conseiller et assesseur en la maréchaussée,
et enfin Raymond de Bonet (43),
avocat du roi. Sarlat n'avait aucune garnison, presque pas d'armes et très peu
de munitions de guerre. Cependant tous les habitants du pays pressentaient
qu'une redoutable attaque les menaçait. Le peuple accusait déjà les consuls de
trahison, parce qu'ils ne faisaient rien pour éviter un coup de main. « Le
colonel Balthazar avoit faict
diverses entreprises, courses et irruptions sur la ville, sans autres progrès que
d'en désoler les campagnes (44).
»
Le mercredi 25 décembre 1652, pendant la
grand'messe du jour de Noël, le bruit se répandit qu'un groupe de cavaliers
armés s'avançait vers la porte de Landrevie, et l'on
entendit aussitôt retentir les cris de: Aux armes! aux
armes!
Quelques habitants courageux allèrent en
reconnaissance dans la direction de Bigarroque (45); ils aperçurent un escadron qui paraissait
fort de quatre-vingts cavaliers; ils se mettaient en mesure de l'arrêter,
lorsqu'ils se trouvèrent en présence de cinq cents chevau-légers et de trois
cents hommes à pied.
Les Sarladais effrayés rentrèrent
précipitamment dans la ville; ils fermèrent les quatre portes et, après les
avoir mises en bon état de défense, ils dressèrent des barricades dans les
rues. Sous la pression de l'opinion publique, les consuls ordonnèrent aux
habitants des faubourgs de détruire leurs maisons, afin que l'ennemi n'y
trouvât pas un abri contre les coups des assiégés. Cet ordre rigoureux fut
exécuté par tous, sauf par les religieuses de Notre-Dame, qui venaient de
construire près la porte de la Bouquerie un immense
et superbe monastère, destiné à l'enseignement primaire des filles du peuple,
suivant les règles de saint Pierre Fourier. Quarante-quatre professes
dirigeaient dans cet établissement plusieurs séries de trois classes, qui
constituaient tout le programme scolaire de l'ordre. L'évêque fut informé du
refus opposé par les religieuses à la démolition de leur couvent; il leur donna
l'ordre d'y mettre le feu et leur offrit son palais pour demeure; les saintes
filles obéirent aussitôt avec la plus parfaite abnégation.
Quatre jours furent employés à mettre
Sarlat en état de défense; l'avant-garde ennemie avait cru pouvoir entrer dans
la ville par surprise; mais, trouvant les portes closes et barricadées, elle se
vit forcée d'attendre l'arrivée de l'armée tout entière. Le comte de Marcin parut le 28 décembre au matin; il mit immédiatement
ses pièces en batterie, et les premiers coups de canon furent tirés le soir
même. Le siège fut entrepris avec une effrayante rigueur; toutes les maisons
des faubourgs qui n'avaient pas été complètement démolies furent incendiées.
Sarlat
étant assiégé, trois capitaines passèrent devant la porte des filles de
Notre-Dame, sur laquelle on voyoit encore une belle
statue de leur divine mère dans une niche, avec l'enfant Jésus entre les bras,
le seul reste précieux de l'incendie. Deux de ces capitaines étoient catholiques; touchés d'un sentiment de piété, —
saluons, dirent-ils l'un à l'autre, cette image. — Ils le firent avec respect.
Le troisième, qui étoit de la religion prétendue
réformée, dit d'un air de mépris qu'il la vouloit
saluer à son tour, et, prenant son pistolet, il entreprit de la renverser.
Ses
compagnons eurent horreur de son impiété et firent tout ce qu'ils purent pour
l'empêcher de la porter plus loin. L'iconoclaste calviniste s'obstina à lâcher
le coup. Les défenseurs des saintes images vouloient
lui arrêter le bras, en lui répétant plusieurs fois que Dieu l'en puniroit; il se dégagea de leurs mains et tira.
En
même temps, un citoyen qui étoit de garde sur les
murs de la ville, s'étant aperçu du malheureux dessein de cet homme, se met en
position de venger l'outrage qu'il faisoit à la très
sainte Vierge, prend son mousquet, vise si bien le calviniste, que celui-ci
n'eut pas plus tôt tiré son coup de pistolet et abattu l'image, que l'autre lui
donne droit dans la tête et le jette roide mort à ses pieds, en présence des
deux capitaines, qui admirèrent une mort si prompte (46).
Six cents volées de canon furent tirées
contre les murailles et plusieurs assauts furent donnés. Après quatre jours de
résistance héroïque, les bourgeois de Sarlat, privés de toute force armée,
d'approvisionnements et de munitions, se virent obligés de capituler.
Le récit de ce siège, emprunté à la Suite
des Chroniques du chanoine Tarde, attribue aux consuls et aux notables
habitants un rôle qui semble mériter toute créance; mais d'après le
livre-journal de Castel, les consuls et les principaux bourgeois auraient trahi
les interêts de la couronne, pour vendre la ville aux
princes et au comte de Marcin; « tellement que les traîtres mirent les ennemis du roi, le premier jour
de l'an 1653, dans la ville, sous la promesse qu'on faisoit
que nous n'aurions que cent cinquante hommes, et qu'ils seroient
nourris aux dépens du roi (47).
»
La Suite à la Chronique du chanoine Tarde
fait allusion à la promesse dont parle Castel et dit:
«
Mais la capitulation fut aussitôt enfreinte par le vainqueur, surtout en raison
d'un logement à discrétion de dix-huit cents fantassins et de cent officiers
les commandant, de deux compagnies de cavaliers, de tous les officiers
d'équipage de l'artillerie, d'un lieutenant général d'armée, gouverneur de la
place, appelé Chavagnac, de trois maréchaux de camp,
autant de bataille, avec leur suite (48).
»
Le comte de Marcin
ne sut pas retirer de sa victoire tous les résultats qu'il pouvait ambitionner.
L'armée royale n'ayant pas de chef et pas de plan d'attaque ou de défense,
l'armée des princes aurait aisément vaincu Sauvebœuf,
pris Nontron et enlevé les archives; mais il était nécessaire de laisser une
forte garnison à Sarlat, et d'ailleurs Balthazar ne voulait jamais guerroyer en
sous-ordre. Marcin revint à Bordeaux, laissant à Chavagnac le soin de veiller sur la conquête. Le gouverneur
de Sarlat, issu d'une noble famille d'Auvergne, était, en 1650, lieutenant des
gardes du comte d'Harcourt; il avait adopté le parti des princes pour obtenir
le commandement d'un régiment; il reviendra dans l'armée royale aussitôt que la
Fronde sera dissoute. Son frère aîné, Gaspard, avait au contraire débuté dans
l'armée des princes, pour entrer ensuite au service du roi; il commandera
bientôt un régiment de l'armée royale autour de Périgueux. François de Chavagnac chassa du palais épiscopal l'évêque avec les
quarante-quatre filles de Notre-Dame, et mit son quartier général dans ce pieux
logis; il était marié depuis peu de mois avec sa cousine, Charlotte d'Estaing,
âgée de vingt ans à peine; il la fit venir auprès de lui, pour présider aux
divertissements du carnaval. Chavagnac se montra
d'une rigueur sans pareille; cruel envers ceux qui lui résistaient, sans pitié
pour ceux qui pouvaient contribuer à l'alimentation de son armée; on ne pouvait
pas, d'ailleurs, faire vivre 3,000 hommes dans une aussi faible agglomération,
sans exercer une pression tyrannique. Afin de rendre sa surveillance plus
facile, le gouverneur avait ordonné que trois portes de la ville resteraient constamment fermées. Les habitants que leurs
affaires appelaient hors des murs avaient pour unique issue la porte de Landrevie.
La malheureuse cité que Louis XIV venait
d'affranchir de tout impôt inaugurait tristement son nouveau régime.
La prise de Sarlat produisit dans la
Guyenne, et jusqu'à la cour, une profonde émotion. Les ordres les plus
énergiques furent immédiatement donnés pour enrayer la révolte. La flotte du
duc de Vendôme partit pour la Gironde; les troupes qui n'avaient pas pu sauver
la Catalogne furent dirigées vers la Guyenne; d'autres renforts arrivèrent de
Provence et d'Italie; le duc de Candalle eut alors
sous ses ordres une puissante armée, devant laquelle les frondeurs étaient incapables
de résister. Le prince de Conti, naturellement indolent, aurait volontiers
déposé les armes; mais l'orgueil de Condé prolongea la résistance. Cependant,
lorsque, le 3 mars 1653, le parlement de Bordeaux fut transféré à Agen, presque
tous les magistrats obéirent sans faire entendre aucune protestation. Partout
l'opinion publique semblait favorable à la paix.
Mme de la Guette, qui était à Périgueux
vers la fin de mars 1653, raconte, dans ses mémoires, qu'ayant un jour reçu la
visite du marquis de Chanlost, elle lui dit: « Je crois que vous n'êtes pas le maître ici;
et même vous n'avez pas l'approbation de toutes les dames. » II répondit: « J'en suis au désespoir; je fais tout de
mon mieux pour gagner les esprits de ces gens qui sont fort farouches (49). »
Les Sarladais, opprimés par Chavagnac, devaient être plus farouches encore: le blé des
magasins, des monastères et des agriculteurs avait été réquisitionné; plusieurs
impositions avaient ruiné tous les habitants; les plus pauvres artisans avaient
été taxés à dix livres. On accusa Chavagnac d'avoir
enlevé les vases sacrés de toutes les églises et des monastères; il osa même,
dit-on, violer les principales sépultures, pour s'emparer des bijoux laissés en
parure aux morts.
Il
se montra particulièrement cruel envers les Récollets, qui, dans l'occasion du
siège, ainsi qu'à la reprise de la ville, marquèrent leur affection et leur
zèle pour les habitants. Ceux-ci, ne pouvant pas supporter plus longtemps cette
persécution, tâchèrent de se délivrer d'une aussi cruelle tyrannie. Ils
commencèrent par s'attacher le ciel, en recommandant leur délivrance aux
prières des filles de Notre-Dame. La communauté décida qu'on ferait une
neuvaine de prières et de pénitence, pendant qu'on se préparerait à la victoire
(50).
Les consuls et les notables avaient pu
voir les effets désolants de la révolte; ils se mirent en relations avec le duc
de Candalle, pour ramener Sarlat à la fidélité
royale. Messire de Marin, que nous avons déjà vu défendant Miradoux
contre le prince de Conti, fut désigné pour réaliser le vœu des Sarladais. Ces
négociations n'avaient pas échappé à la vigilance de Chavagnac;
sur sa demande, un régiment des princes restait sans cesse en expédition aux
alentours de la ville. A la fin de mars 1653, « le comte de Marcin tenoit
lui-même la campagne avec quelques troupes....; il prit une autre marche, par
un grand bonheur pour lui, parce qu'on l'aurait arrêté, s'il était allé à
Sarlat (51). »
L'évêque, Nicolas de Sevin,
et les consuls entretenaient des relations courtoises avec la plupart des
officiers catholiques, chez qui les tendances séparatistes et révolutionnaires
des protestants avaient réveillé des sentiments de fidélité royale; presque
tout le régiment de Foix était devenu favorable aux assiégés; les cruelles
souffrances des Sarladais avaient excité la compassion d'un grand nombre de
frondeurs. Les notables profitèrent de ces témoignages de sympathie pour
former, avec quelques officiers de Chavagnac, un
complot ayant pour but la délivrance de la ville.
Le jour du grand effort approchait.
Le sieur de Costes, premier consul,
s'était chargé de donner lui-même à tous les habitants valides la consigne que
chacun devrait observer. Ses actives démarches avaient été signalées à Chavagnac, « qui le fit conduire devant lui par
forfanterie; ce lieutenant lui fit accroire que s'il passoit
dans toutes les maisons, c'étoit pour obliger les
habitants à payer l'imposition que les vainqueurs exigeoient.
Sur quoi Chavagnac lui dit que s'il apprenoit et s'il découvroit la moindre chose, il la feroit
mourir, et pour cet effet, il fit incontinent dresser une potence dans la cour
de l'évêché (52). »
Les consuls ne se laissèrent pas intimider
par la menace du gouverneur; d'accord avec messire de Marin, ils décidèrent que
la grande tentative de délivrance aurait lieu pendant la nuit du 24 au 25 mars
1653. Un régiment du roi fut placé sur les hauteurs qui, vers le nord de
Sarlat, séparent la Vézère de la Dordogne. Les officiers frondeurs qui
gardaient la porte de Landrevie avaient promis de
laisser libre passage; ils furent tous fidèles à cette promesse.
Vers minuit, messire de Marin devait
amener son régiment dans la ville et s'en emparer.
Dès
le soir, à la veille de l'Annonciation de la sainte Vierge, un parti de
Sarladais occupa le clocher de la grande église; le reste s'étoit
assemblé dedans, tous bien armés; les batteries avoient été dressées
secrètement.
Au
premier signal dont on étoit convenu, toute la
bourgeoisie devoit se jeter, à corps perdu et au
péril de la vie, sur les troupes ennemies.... Les vaillants hommes pensèrent
être découverts; un officier huguenot faisoit la
revue dans l'instant que les Sarladois étoient entrés dans l'église. Surpris de la foule et des
lumières qu'il y avoit si tard, il s'informa, près de
la femme du marguillier, pourquoi l'église étoit
ouverte à cette heure; elle répondit que la cérémonie avoit
été retardée, qu'elle en attendoit la fin et que tout
le monde fût sorti pour fermer les portes.
L'officier
le crut et ce pauvre peuple fut heureusement préservé, cette nuit, d'un
horrible danger et de quelque mort cruelle et honteuse qu'il n'auroit pu éviter (53).
Le signal convenu pour l'entrée dans la
ville et pour l'attaque des postes était la sonnerie de la petite cloche des
Récollets; elle devait se faire entendre, dans le solennel silence du milieu de
la nuit, aussitôt que les dispositions préliminaires arrêtées par les consuls
seraient réalisées. Voilà que tout à coup la cloche retentit. Le quatrième
consul, Raymond de Bonet, franchit sans coup férir la porte de Landrevie et trouva messire de Marin à la tête de ses
troupes. Le régiment tout entier pénétra dans la ville et forma divers groupes
qui, sous la conduite des consuls, furent dirigés vers les postes des frondeurs.
«
La décharge se fit inopinément; les soldats, qui ne s'étaient pas préparés,
sont vivement poussés de toutes parts; les uns sont désarmés, les autres tués,
le reste est mis en fuite (54).
»
Un jeune officier, M. de la Guette, avait
passé la veillée chez le gouverneur. Entendant les cris répétés de: Vive le
Roi! il se leva rapidement et courut vers l'évêché.
Il
tenoit en ses mains ses deux pistolets: on lui
demande: — Qui vive? — II répondit: Vive le Roi et Condé! On lui tira
sur-le-champ plusieurs coups de pistolet qui, par la grâce de Dieu, ne lui
firent aucun effet. Il précipita sa course espérant trouver quelqu'un de son
parti; mais, au contraire, il rencontra plusieurs officiers de ceux qui avoient
livré la place et qui lui dirent: — Monsieur de la
Guette, il faut faire comme nous, ou vous êtes prisonnier. — Je suis donc votre
prisonnier, leur dit-il, car il ne sera jamais dit que je trahisse ceux dont
j'ai embrassé le parti.
....
Cependant le pauvre M. de Chavagnac
étoit poursuivi à outrance, car on vouloit ou sa vie ou sa
personne. Comme il se sauvoit dans les greniers tout
nu, en chemise, Madame sa femme le voulut suivre toute nue aussi, et étant
encore sur la montée, on lui tira quatre ou cinq coups de mousqueton, qui la
tuèrent sur la place et la firent tomber de haut en bas. C'étoit
un très grand dommage, car elle étoit belle, sage et
honnête (55).
Le
général, qui souffroit de la goutte, ne put échapper
aux mains des habitants; il fut pris, dépouillé et mis nu dans l'évêché, où il logeoit. L'évêque s'y rendit bientôt, qui le fit venir en
sa présence, lui mit un bâton blanc à la main et lui parla en ces termes:
Reconnaissez,
guerrier infortuné, et adorez la main du Tout-Puissant, qui vous châtie; vous
avez mille fois évité la mort à des sièges et à des combats; les Sarladais, que
vous avez irrités par tant de mauvais traitements, ont épargné votre vie.
Le
ciel vouloit vous réduire en l'état où nous vous
voyons, afin que la confusion fût votre plus grande peine, pour tous les excès
que vous avez commis: vous avez été impie envers Dieu, injuste et cruel envers
le prochain. Vous avez profané les saints autels et les sépultures. Vous avez
eu l'impudence et l'audace d'entrer dans cette maison, où j'avois
logé les épouses de Jésus-Christ. Vous les avez chassées; vous serez
honteusement chassé vous-même de la ville.
Sentez
et profitez de votre disgrâce; n'excitez pas davantage la colère de Dieu par de
nouveaux méfaits (56).
Aussitôt après cette harangue, Chavagnac fut conduit prisonnier dans la citadelle royale
de Domme.
Messire de Marin, après avoir pris possession
de la ville de Sarlat, déclara solennellement, au milieu des acclamations
enthousiastes de la foule, que les Sarladais étaient définitivement rentrés
sous l'obéissance du roi. Presque tous les officiers du régiment de Foix et
plusieurs de Marcin firent leur soumission et furent
aussitôt réintégrés dans l'armée royale; les autres, au nombre de quarante-six,
furent conduits, prisonniers, à Agen.
Ce fut le dernier fait de guerre accompli,
pendant la Fronde, en Guyenne. Toutes les villes révoltées se soumirent sans
livrer de nouveaux combats, et la France entière revint bientôt après à la
fidélité royale. Le règne glorieux de Louis XIV va commencer. Un dernier écho
de ces guerres civiles se fait encore parfois entendre dans les campagnes du
Périgord, avec la complainte de Bourbon. Composée pendant la révolte du grand
Condé, elle ne rappela que de pénibles souvenirs après la soumission du prince.
Dès lors, il a suffi de changer quelques mots à la complainte de Bourbon, pour
en faire une complainte de Biron.
La complainte de Bourbon
I
Qui veut ouïr la chanson,
Chansonnette jolie,
D'un cadet de Bourbon
Qui forma'1'entreprise
De tuer le roi, la reine
Et le comte de
Foix,
Pour prendre la couronne
Et devenir le roi.
II
Le roi fut averti
Par deux de ses gendarmes,
Et l'un des deux lui dit:
—
Sire, prenez bien garde;
Un cadet de Bourbon,
Hélas ! vous a
trahi;
De vous mettre à la mort
Il a fait l'entreprise.
III.
—
Ami, dites-moi donc
Qui forma l'entreprise?
—
C'est le duc de Bouillon,
C'est le prince d'Auvergne
Qui fit cette entreprise
De vous mettre à la mort.
A toute la famille
Il veut faire un grand tort.
IV.
Quand il disait ces mots,
On vit entrer Bourbon,
Son chapeau dans la main,
Faisant grand' révérence;
Il dit: — Bonjour, mon Sire,
Bonjour vous soit donné.
Cinq cents ducats d'Espagne
Voulez-vous me jouer?
V.
— Bourbon,
si tu les as,
Va-t'en trouver la reine;
Va-t'en trouver la reine;
Elle te les jouera.
Il dit: — Bonjour, la reine,
Bonjour vous soit donné.
Cinq cents ducats d'Espagne
Voulez-vous me jouer?
VI.
— Bourbon,
si tu les as,
Pose-les sur la table.
Dès qu'il eut joué trois fois,
Bourbon se trouble en cartes.
La reine lui demande:
— Dis-moi,
Bourbon, qu'as-tu ?
Il semble que tu trembles
Avant d'avoir perdu.
VII.
Il avait joué trois fois
Quand le grand prévôt entre,
Son chapeau dans la main,
Faisant grand' révérence.
Il dit: — Bonjour, mon prince,
Ne soyez pas surpris;
Ce soir, à la Bastille,
Il faut aller dormir.
VIII.
Bourbon lui répondit
D'une voix effrayante:
— Un
prince comme moi
Dormir à la Bastille !
Ah ! si j'avais mon
sabre,
Mes pistolets dorés,
Ce soir, à la Bastille,
Je n'irais pas coucher;
IX.
Adieu ! mon bon
coursier,
Tu vas à l'aventure
Chez quelque lourd meunier
Pour servir de monture.
Adieu ! ma chère
épée,
Mes pistolets dorés;
Dans toute la contrée
Vous étiez redoutés;
X.
Te souvient-il, ô roi,
De la guerre en Piémont,
Où mon corps devant toi
T'a servi de pignon ?
— Demande-moi
pardon,
Ta grâce je te donne.
— Il
n'est pas de pardon
Quand il n'est pas d'offense.
L'insigne faveur accordée par Louis XIV à
la ville de Sarlat reçut son entier effet aussitôt après la glorieuse
délivrance du 25 mars 1653.
La Suite à la Chronique du chanoine Tarde
nous dit au lendemain de ce jour solennel:
Après
l'action de grâces, rendue à Dieu publiquement, avec mille acclamations de joie
et autant de remerciements aux sieurs consuls (en ce temps on les appelait
maréchaux de bataille), et la ratification authentique des vœux faits par eux à
Dieu, au nom de la communauté, pour l'exécution d'une si importante entreprise,
le sieur de Costes, conseiller et assiégé de cette ville et consul, fut député
pour en porter la nouvelle en Cour; le sieur de Bonet, advocat
du roi et consul, pour la porter à M. de Candalle,
général de l'armée royale, le sieur de Saint-Clar,
conseiller et consul, pour établir dans la ville l'ordre convenable à la sûreté
publique (57).
Le sieur de Costes fut reçu par Louis XIV
avec la même faveur que l'avaient été, en février 1652, les sieurs de Saint-Clar et de Gisson. Le roi
confirma de très bonne grâce l'abonnement généreux accordé pendant l'entrevue
de Saumur; l'audacieux coup de main du 25 mars 1653 justifiait mieux les générosités
de la cour que la capitulation faite entre les mains du comte d'Harcourt le 2
février 1652. « On ne sera pas surpris
qu'à la suite d'un événement aussi important, Sarlat ait joui de la grâce qui
l'avoit précédé, avec protection marquée de la part
des magistrats chargés de l'exécution des ordres du roi (58). »
Les lourdes contributions de guerre que la
ville avait supportées pendant qu'elle était soumise à la tyrannique domination
de Chavagnac rendaient aussi précieuse qu'opportune
l'exemption de tout impôt. A dater de ce jour, Sarlat ne figura que pour la
somme fixe de trois cents livres sur les états d'imposition de la généralité de
Bordeaux. C'était une dérogation aussi rare qu'honorable aux règles établies
par le système financier du royaume.
R. de Boysson.
(1) Superbes ruines. Commune du canton de Brive (Corrèze).
(2) Beau château féodal récemment restauré. Commune de Vitrac,
canton de Sarlat.
(3) Place forte, bâtie en 1282 par Philippe le Hardi.
Chef-lieu de canton, arrondissement de Sarlat.
(4) François de La Rochefoucauld, auteur des Mémoires et des Maximes. Né en 1613, mort en 1680.
(5) Suite à la
Chronique du chanoine Tarde. Manuscrit, arch. pers.,
p. 10.
(6) Sénéchal
du Périgord en 1641, lieutenant général en 1650; mort en 1672 sans alliance.
(7) Commune du
canton de Brantôme (Dordogne).
(8) Journal de
Castel.
(9) Ces comptes ont été publiés dans le Bulletin de la Société historique et
archéologique du Périgord, t. XXV, p. 321.
(10)
Fils de Louis de Bessot, conseiller du roi et
contrôleur en l'élection de Périgueux, a écrit un livre-journal, où nous puiserons
de précieux renseignements.
(11)
Suite à la Chronique, p. 19.
(12)
Né en 1620, mort en 1700, avait épousé Elisabeth de Cossé-Brissac.
(13)
Thibaud fut anobli en 1634 et fait comte de Verteilhac.
(14)
Charles-Antoine de Ferrières, marquis de Sauvebœuf,
fils de Jean et de Claudine des Cars.
(15)
Commune du canton de Saint-Aulaye (Dordogne).
(16)
Livre-journal de Pierre de Bessot.
(17)
Né en Suède, entra au service de la France en 1634 et mourut dans le canton de
Berne (Suisse).
(18) Livre-journal de Pierre de Bessot.
(19) Nicolas de Sevin,
trentième évêque de Sarlat, avait succédé à Jean de Linsendes
en 1646, et fut remplacé en 1658 par François de Salignac de La Mothe-Fénelon.
(20) Suite à la Chronique, p. 20.
(21) Journal de Castel, in fine.
(22) Antoine de Saint-Clar, d'une
très ancienne famille, qui dérogea en 1550 et redevint noble en 1779.
(23) Michel de Gisson; son petit-fils
fut anobli, en 1779.
(24) Suite à la Chronique du chanoine Tarde, p. 21.
(25) Mémoire concernant l'abonnement, p. 2.
(26) Impôt
personnel sur tous les revenus, destiné aux dépenses de l’armée.
(27) Autre
impôt personnel destiné à payer les légions provinciales.
(28) Il n'y
avait pas de casernes; les troupes qui n'étaient pas logées dans les forts ou
dans les châteaux royaux étaient à la charge des particuliers.
(29) Arch. nat.,
Paris. — Conseil du roi, cote E 1700, pièce 23.
(30) Chef-lieu
de canton du dép. de l'Aisne.
(31) Livre-journal de Pierre de Bessot.
(32) Livre-journal de Pierre de Bessot; cet extrait contient une erreur de date, en même
temps qu'une erreur d'appréciation.
(33)
Mémoire concernant l'abonnement, p. 2.
(34)
Journal de Pierre de Bessot.
(35)
Chef-lieu de canton du Gers.
(36) Michel
du Bouzet, sire de Marin, né en 1602.
(37)
Journal de Pierre de Bessot.
(38) Commune du canton de Lectoure
(Gers).
(39) Chef-lieu de canton de
Lot-et-Garonne.
(40) Ibidem.
(41) Fils du duc d'Épernon et
favori de Mazarin; était né à Metz le 14 février 1627, mourut à Lyon le 28 juin
1658.
(42) Parent de Gauthier de Coste de La Calprenède,
auteur de Cléopâtre et très
ardent frondeur.
(43) Fut anobli par Louis XIV, sous le titre de seigneur de La Chapoulie.
(44) Suite à la Chronique, p. 22.
(45) Commune de Coux et Bigarroque, canton de Saint-Cyprien. Bigarroque
était un port de commerce important sur la Dordogne.
(46) Suite à la
Chronique, p. 10.
(47) Journal de Castel.
(48) Suite à la Chronique, p. 22.
(49) Mémoires de Mme de La Guette,
p. 129.
(50) Suite à la Chronique, p. 22.
(51) Mémoires de Mme de La Guette,
p. 131-132.
(52) Suite à la Chronique, p. 13.
(53) Suite à la Chronique, p. 14.
(54) Ibidem, p.
13.
(55) Mémoires
de Mme de la Guette, p. 132.
(56) Suite à la Chronique, p. 14.
(57) Suite à la Chronique, p. 23.
(58) Mémoire conc. l'ab., p. 3.