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Remarque préliminaire : Le lecteur peut consulter la transcription du jugement d’un lépreux d’Archignac (BnF, Fonds Périgord, tome 93, f°s 86-87)

 

Le brûlement des lépreux à Périgueux en 1321[1]

Dans son Histoire de la ville de Périgueux et de ses institutions municipales (Périgueux, 1908), Robert Villepelet évoque (pp 76-81) « la grande persécution des lépreux qui marqua l'année 1321 ». Il ajoute : « ce fut une exécution en masse, ... selon l’esprit du temps », il s’agissait de « débarrasser la surface de la terre d'une pourriture aussi infecte » [2], des ʺlépreux fétidesʺ[3]. L’historien et archiviste périgourdin Géraud Lavergne, précise : « un climat de ʺpogromʺ se créait de proche en proche », et Périgueux « fut même l’une des premières villes de Guyenne » à s’y livrer[4].

Dans son ouvrage, R. Villepelet cite quelques lignes des Registres des Comptes du consulat de Périgueux, parmi les plus significatives, mais il nous a semblé nécessaire, et ceci grâce à l’aimable autorisation de M. Jean Roux de Ribérac, d’en mentionner plus avant quelques autres extraits, jusqu’à l’an 1323[5].

De notre point de vue, ce massacre s’ordonnança conformément à une typologie malheureusement classique, la ville de Périgueux ne faisant qu’anticiper de quelques mois l’ordonnance royale :

(1) Le projet d’extermination : « La première ordonnance royale, qui date du 21 juin 1321[6], est la plus importante : le roi y recommande à ses baillis et sénéchaux d'agir au plus vite et d'empêcher que quiconque ne s'arroge ce droit, qui n'appartient qu'aux officiers royaux ; tous les lépreux, hommes, femmes, enfants de plus de quatorze ans, ... seront donc saisis et jetés en prison ; on les interrogera au plus tôt ; ceux qui avoueront leurs maléfices seront brûlés ; ceux qui refuseront de faire des aveux seront mis à la torture ... et, l'aveu obtenu, ils seront brûlés comme les premiers. Les enfants de moins de quatorze ans, garçons et filles, seront enfermés pour la vie. Les femmes enceintes resteront en prison moins longtemps : elles en sortiront le jour où leur enfant pourra être sevré et « se passer d'elles »; mais, ce jour-là, elles seront torturées et brûlées » [7].

(2) La collecte des informations nécessaires : « On envoie de différents côtés, à Razac-sur-l’Isle, à Beauregard, à Montagrier », (mais aussi comme le précise Géraud Lavergne, à Grignols, Mussidan, Excideuil, Mareuil etc.), « prendre des renseignements sur leur compte. Deux habitants sont même délégués à Tours le 3 mai, pour en entretenir le roi » [8].

- Item bayliey a P. Sirven quan lo màyer e li cossol lo tramezen pels fach daus digietz[9] : X s. pergozís[10].

(De même, j’ai payé à Pierre Sirven lorsque le maire et les consuls l’envoyèrent [en mission] pour raison des lépreux, 10 sous périgourdins).

- Item a Hel. de Vervila e a P. Mercier quant aneren a Rezac e a Belregart per far la enfo(r)mació daus digietz :  XX s. pergozís.

(De même, à Hélie de Vervila et à Pierre Mercier, lorsqu’ils allèrent à Razac et à Beauregard pour recueillir l’information au sujet des lépreux, 20 sous périgourdins).

- Item bayliey a P. de Mercier quant anet a Montagrier per aver la coffessió deus digietz de Mont Agrier, per sa messio :  V s.

(De même, j’ai payé à Pierre de Mercier lorsqu’il est allé à Montagrier pour recueillir les aveux des lépreux de Montagrier, pour sa mission : 5 sous).

- Item bayliey a Maystre H. Chavantona quant anet al Mon de Doma pel fach deus digietz, per messioy et pel logier del rossí :  XXIII s. tornés.

(De même, j’ai payé à maître Hélie. Chavantona lorsqu’il est allé au Mont-de-Domme pour le cas des lépreux, pour sa mission et la location de cheval : 13 sous tournois).

- Item bayliey a Ar. Chatuel e a Ar. del Sòl lo jorn de la Sancta Crotz de may per anar a Tortz parlar am lo Rey del fach deus digietz :  XX liuras tornés.

(De même, j’ai payé à Arnaud Chatuel et à Arnaud Del Sol, le jour de la Sainte-Croix de mai, pour aller à Tours s’entretenir avec le Roi sur le cas des lépreux : 20 livres tournoises).

(3) Une rafle méthodique : « Le jour du jeudi saint (16 avril), un grand nombre de lépreux des environs de la ville furent appréhendés au corps et conduits à Périgueux. On les interna en plusieurs endroits, au pont de la Cité, à l'hôpital du Toulon, au prieuré de la Daurade, à la «tête du pont de pierre» et à la maladrerie de Saint-Hippolyte. Quelques-uns, parmi lesquels un nommé Blanquet, furent emprisonnés au consulat »[11].

- Lo duguòus de la Sena que lhi digiest foren pres en l’an de M e CCC e XX, bayliey a W. La Guacha que avia despendut am XII hòmes per gardar los digietz aquel  mey ser, e puey l’endeman a ser am VIII hòmes, e puey lo tertz am VII hòmes e·l quart ser :  XII s. e VI d. pergozís

(Le Jeudi Saint de l’an 1321[12], le jour où furent arrêtés les lépreux, j’ai payé à W. La Guacha, qui avait effectué des dépenses avec 12 hommes pour la garde des lépreux ce même soir, et puis le lendemain avec 8 hommes, et puis le 3ème jour avec 7 hommes, et le quatrième soir, 12 sous et 6 deniers périgourdins).

- Item bayliey a Gualochier ab VIII hòmes qui garderen las malaptas [...] pon de la Ciptat : V s. pergozís

(De même j’ai payé à Gualochier pour les 8 hommes qui gardèrent les lépreuses du Pont de la Cité, 5 sous périgourdins)

- Item [ aus] sirvens qui garderen los digiet a l’espital del Tholon :  IIII s. pergozís

(De même [j’ai payé] aux agents qui gardèrent les lépreux à l’hôpital du Toulon, 4 sous périgourdins)

- Item a Jaubert y a Perròt qui garderen las digietas de la Daura[da] :  XI s. e VI d.

(De même [j’ai payé] à Jaubert et à Perrot qui gardèrent les lépreuses de La Daurade, 11 sous et 6 deniers)

- Item lo dissapde a Galochier per gardar las digietas del Chap del Pon : III s. pergozís.

(De même, le samedi, [j’ai payé] à Galochier pour garder les lépreuses de la “Tête du Pont”, 3 sous périgourdins)

- Item a Jaubert y a P. per gardar las digietas de Sen Politi :  III s. pergozís.

(De même [j’ai payé] à Jaubert et à P(errot) pour garder les lépreuses de Saint-Hippolyte, 3 sous périgourdins)

- Item aus hòmes qui velheren a Sen Politi :  III l. XII s. e VI d. pergozís.

(De même, [j’ai payé] aux hommes qui assurèrent la veille à Saint-Hippolyte, 3 livres, 12 sols et 6 deniers périgourdins).

- etc.

(4) Les biens des victimes sont confisqués : « comme les lépreux sont au plus haut chef coupables de lèse-majesté et d'attentat contre la chose publique, ... leurs biens demeureront dans la main du roi jusqu'à nouvel ordre, et seront affectés, en partie à la nourriture des lépreux incarcérés, en partie à celle des frères, sœurs et autres personnes qui en jouissaient déjà précédemment, c'est-à-dire aux gardes-malades »[13].

- Item lo duguòus segen al messatge qui anet en Cadonh per parlar am l’abat de Cadonh per cobrar las bèstias que lo prioy‘r’s de la Daurada avia prezas daus digiet de Sen Politi :  II s. VI d.

(De même, le jeudi suivant, [j’ai payé] au messager qui est allé à Cadouin pour parler avec l’abbé de Cadouin, pour recouvrer les bêtes que le prieur de La Daurade avait prises aux lépreux de Saint-Hippolyte : 2 sous, 6 deniers).

- Ayssò qui s’ensec fo receubut daus bes daus digietz : ... D’un buò qui fo vendut :  LX s. ... de W. Palher de la Ciptat, per una pessa de terra e per una pessa de vinha :  C e VIII s.

(S’ensuit ce qui fut recouvré des biens des lépreux : ... d’un bœuf qui fut vendu : 60 sous ... de W. Palher de la Cité, pour une pièce de terre et pour une pièce de vigne : 108 sous)

- Item bayliey a Hugó de Jolia, quan anet al seneschalc a Caortz per cobrar los bes deus digietz, per sa messio :  XX s. tornés

(De même j’ai payé à Hugues de Jolia, lorsqu’il alla [voir] le sénéchal de Cahors pour saisir les biens des lépreux, pour sa mission, 20 sous tournois.

- Item paget hòm al prior de la Daurada per los despen de las bèstias deus malaptes de Senh Politi quel dich priorus avia prezas :  XV s.

(De même on a payé au prieur de La Daurade pour les dépenses des bêtes [ayant appartenu à] des malades de Saint-Hippolite, que le dit prieur avaient prises : 15 sous.

- etc. (suit alors une longue liste de biens confisqués).

On notera que le roi, probablement au fait de ces convoitises et disputes locales, voulut dans son ordonnance de juin, placer les biens des lépreux sous sa propre main.

(5) L’internement, les traitements inhumains et dégradants : on nourrit les lépreux de pain au début de l’internement, puis, « on s'occupe de les désinfecter. Pour cela, on les garrotte, et, après leur avoir fait prendre du vin afin de soutenir leurs forces, on les enfume. Avec des crocs, qui les torturent tout en les tenant à distance, on les questionne pour les forcer à avouer leur crime » [14].

- Item taxet hòm a R. Bayle per son salari de velhar e de gardar las digietas de Sen Politi :  XL s. pergozís

(De même, pour R. Bayle, on a fixé son salaire, pour la veille et la garde des lépreuses de Saint Hippolyte, à 40 sous périgourdins)

- Item per lo pa de dos jorn aus digietz :  XIII s. pergozís

(De même pour le pain de deux jours aux lépreux : 13 sous périgourdins)

- Item bayliey al mayor lo duguòus de la Cena per far la messio aus digiet e a las digietas e aus sirvens qui las garden :  L liuras tornés.

(De même j’ai payé au maire le Jeudi Saint pour accomplir la mission auprès des lépreux et des lépreuses et aux agents qui les gardent, 50 livres tournoises)

- Item costeren las còrdas dal foyt per destrenher los digietz :  XII d.

(De même coûtèrent les cordes de fouet pour torturer les lépreux : 12 deniers)

- Item per lo vi daus digietz que lor det hòm quant foren destrech :  XII d.

(De même pour le vin des lépreux qu’on leur donna lorsqu’ils furent torturés).

- Item lo dimercres segen per la messio de Maytre Hel. Chavantona am sos companhós que fezen al cossolat quan destreychen las digietas :  III s. e VI d.

(De même le mercredi suivant, pour la mission de maître Hélie Chavantona avec ses compagnons qui servaient au consulat lorsqu’ils torturaient les lépreuses, 3 sous et 6 deniers)

- Item costet palha e rams vert per fumiar lo digietz :  XII d.

(De même, ont coûté la paille et les branchages pour enfumer les lépreux: 12 deniers.

- Item bayliey aus sirvens de cossolat per lor trabalh que avian fach a velhar los digiet e a destrenher :  XX s. pergozís.

(De même j’ai payé aux agents du Consulat pour le travail qu’ils ont fait à veiller les lépreux et les torturer : 20 sous périgourdins)

- Item baylet hòm aus sirvens de cossolat per questionar III digietas, per lo trabalh que y avian traich, qui foren trobadas :  VII s.

(De même j’ai payé aux agents du Consulat pour mettre à la question trois lépreuses qui furent découvertes, pour le travail qui leur a été demandé : 7 sous)

- Item bayliey a B. Lemozí per far los goff en qué foren questioynat li digiet :  XV d.

(De même j’ai payé à B. Lemozi pour fabriquer les crochets à long manche[15] utilisés pour soumettre à la question les lépreux : 15 deniers)

- etc.

(6) L’extermination : « enfin on les brûle vifs, ou, comme il arrive quelquefois pour les lépreuses, on les emmure[16]. Ces sauvages rigueurs étaient ... conformes aux prescriptions royales » [17].

- Item bayliey que costet la bucha per ardre los prumiers digietz :  XVIII s.

(De même j’ai payé pour les bûches servant à brûler les premiers lépreux : 18 sous).

- (Item) bayliey a W. Gastinel per far reyrardre los digietz qui foron ars als pon de la Beurona :  IIIIs. e VI d.

(De même j’ai payé à W. Gastinel pour faire rebrûler les lépreux qui furent brûlés au Pont de la Beauronne: 4 sous et 6 deniers).

- Item bayliey que costet bucha aus digietz qui foren ars :  XII d.

(De même j’ai payé pour ce que coûtèrent les bûches ayant servi à brûler les lépreux : 12 deniers).

- Item costeren las còrdas ab qué fo estachatz lo digietz qui fo ars :  IX d.

(De même coûtèrent les cordes avec lesquelles fut attaché le lépreux qui fut brûlé : 9 deniers)

- Item, per ardre las digietas, en bucha :  XVIII d.

(De même, pour brûler les lépreuses, en bûches : 18 deniers.

- Ayssò qui s’ensec son li despens que hòm a faich per enmurar las digietas e per far guardar avans que fossan enmuradas, e per los despens de bocha que lor hòm (a) fach.

(S’ensuivent les dépenses que l’on a faites pour emmurer les lépreuses et pour les faire garder avant qu’elles ne fussent emmurées, et pour les frais de bouche [pour les nourrir]

- Item baylet hòm aus massós qui enmureren las digietas, e per la manòbra qui los servia : XVI s.

(De même on a payé aux maçons qui emmurèrent les lépreuses, et pour la main d’œuvre à leur service : 16 sous)

- Item baylet hòm aus hòmes qui enmuraven las digietas :  XI s.

(De même on a payé aux hommes qui emmuraient les lépreuses : 9 sous)

- etc., ad nauseam ...

Il pourra sans doute nous être reproché d’avoir été trop fastidieux dans la litanie de ces actes rémunérés en bonne et solide monnaie périgourdine, lors des derniers mois du règne de Philippe Le Long. Nous avons cependant tenu à témoigner ici du mode opératoire de ce « pogrom », selon la qualification de Géraud Lavergne, ou de cette « exécution en masse » selon Robert Villepelet, et d’en dérouler (très partiellement) la comptabilité précise.[18]

Mais, peu à peu[19], les lépreux participèrent de nouveau à la vie de la ville, comme le révèlent les comptes des années ultérieures. Ainsi, nous voyons qu’en 1346 (CC 61), ils sont rémunérés pour la construction de murs, de même en 1366 (CC 64), nous les trouvons employés à travailler dans l’eau, pour l’entretien des douves ou exposés à la chaleur dans les fours à chaux, en raison de l’insensibilité supposée de leurs membres aux températures extrêmes. Ils sont rémunérés alors au même tarif que les non-lépreux.



[1] Ce texte a paru dans le Bulletin de la Société Historique et Archéologique du Périgord, tome CXLIII, année 2016, 4ème livraison, pp. 433-440.

[2] R. Villepelet, Histoire de la ville de Périgueux et de ses institutions municipales, Périgueux, 1908.

[3] Le roi emploie lui-même cette expression. V. Bibl. nat, Collection Doat, t. CIX, fol. 154. Par ailleurs, la rumeur publique accusait les lépreux d’être les complices des Juifs, dans l’empoisonnement des puits notamment. Le massacre des Juifs par les Pastoureaux en 1320 (à Bergerac, pour ce qui concerne le Périgord), précèdera de quelques mois celui des lépreux. Il est à noter que le massacre des Juifs ne fut pas institutionnel comme celui des lépreux, mais plutôt une suite de terribles pogroms sur le chemin de la croisade des Pastoureaux et ces derniers seront in fine défaits militairement et dispersés par les troupes royales aux portes de Carcassonne.

[4] Géraud Lavergne, La persécution et la spoliation des lépreux à Périgueux en 1321 in Mémoires et documents publiés par la société de l’Ecole des Chartes (vol. 12), Recueil de travaux offerts à M. Clovis Brunel (n° 2) Paris, Société de l’Ecole des Chartes 1955.

[5] Jean Roux, aujourd’hui disparu, a réalisé la transcription des manuscrits de ces comptes, rédigés en occitan périgourdin.

[6] Voir en ligne le texte d’un vidimus fait à Laon le 11 juillet 1321 de cette ordonnance donnée à Poitiers le 21 juin :

http://www.persee.fr/doc/bec_0373-6237_1857_num_18_1_445480 pp. 270-272, in article de Henri-Duplès Agier, Ordonnance du roi Philippe Le Long contre les Lépreux, Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, année 1857, vol. 18, n° 1, pp. 265-272 (consulté en août 2016).

[7] R. Villepelet, op. cit.

[8] R. Villepelet, op. cit.

[9] digiet, digieta : lépreux, lépreuse

[10] « pergozi » : qualificatif de la monnaie périgourdine.

[11] R. Villepelet, op. cit.

[12] L’année en cours se terminait à Pâques. Le « jeudi saint 1320 » (v. st.) doit donc être compris aujourd’hui comme le jeudi saint 1321 (n. st.).

[13] R. Villepelet, op. cit.

[14] R. Villepelet, op. cit.

[15] Ou bien des sortes de perche pour maintenir les lépreux à distance, selon l’interprétation différente du terme « goff » par Géraud Lavergne ?

[16] On constate que l’on emmure encore des lépreuses à Périgueux jusqu’en 1323 (Comptes de la ville de Périgueux, CC 43 et CC 44, transcrits par Jean Roux).

[17] R. Villepelet, op. cit.

[18] Bien évidemment, ainsi que le souligne sarcastiquement R. Villepelet (op. cit., p. 81), la lèpre ne disparut point pour autant !

[19] D’autres ordonnances suivront, et ce n’est que le 31 juillet 1322, un an plus tard, que le successeur de Philippe le Long, Charles le Bel, adoucira – si l’on peut dire – les rigueurs précédentes, en ordonnant seulement l’enfermement à vie des lépreux dans leurs léproseries tout en poursuivant la confiscation de leurs biens (Ordonnances des roys de France de la troisième race: Ordonnances de Charles IV, vol. 11, pp. 481-482, en ligne sur : https://books.google.fr).