Source : Bulletin SHAP, tome XXXV (1908)
pp. 183-197.
L'HOTEL
DE SALLEBOEUF et ses seigneurs. UN port fortifié sur la dronne.
J'ai déjà revendiqué
pour le Périgord, par une note insérée au Bulletin en 1880, t. XII, p. 318,
l’hostel ou manoir de Sallebœuf, auquel se rapporte une
lettre de Philippe de Valois, à son sénéchal de Saintonge, datée de 1336, citée
par Mr. Léo Drouyn, dans son ouvrage La Guienne anglaise, t. I, p. XXVI et XXVII
de l'introduction[1].
Les documents sur cette
période de notre histoire sont si rares qu'il me paraît intéressant de revenir
sur le théâtre de ce petit épisode du début de la guerre de Cent Ans, pour
faire mieux connaître l'importance stratégique du vieux manoir assis sur la
frontière du Périgord et de l'Angoumois, et les personnages divers qui l'ont
habité.
Lettre du roi Philippe
de Valois à Bertrand de Vaux, séneschal en Saintonge
et capitaine de Saintes.
Philippe,
par la grâce de Dieu, roy de France, au séneschal de Xaintonge, en son
lieu, salut.
Raymond
de Cumont, chevalier, nous a donné à entendre que comme lui et les siens nous
aient longuement servi en nos guerres, et bien loyament
s'y seroient toujours portés, eut un manoir appelé Sallebœuf, assis sur la frontière de nos ennemis, qui étoit fort et ancien, et environné de murs et de fossés,
lequel il avoit gardé et fait garder à ses coûts et
dépens, et s'était illec retrait; que naguère grande
quantité de nos ennemis vindrent soudainement, lui estant à l'église pour ouïr la messe, l'y assaillirent
fièrement, blessèrent vilainement un sien fils, chevalier, et coururent les
autres de ses gens qui étoient avec lui pour la
défense dudit hostel, et entend que ledit chevalier
fut pris et fut mené, pour tous les autres en prison, et encore y est, au
château de Fronsac. Et depuis, ledit suppliant, faisant assembler de ses amis pour son bien recouvrer, plusieurs
gens d'armes et de pied, soydisant estre avec le séneschal de
Périgord, vindrent assaillir ledit lieu, si que les
ennemis qui étoient dedans vidèrent la nuit, et
depuis les gens dudit séneschal, quand ils l'eurent
pris, combien qu'ils ne trouvassent nuls hommes dedans, y mirent le feu et le
fondirent et abattirent à terre, et se sont efforcés et efforcent de le tenir
et appliquer à eux le dommage dudit lieu et ses appartenances, affirmant le
pouvoir faire selon nos ordonnances, et n'ont voulu ouïr le suppliant, lui,
requérant être remis et rétabli en sa possession; ainsi baillèrent ledit lieu,
tel comme il est, et ses appartenances, en commande, par ledit séneschal, à Emmery Beiguon, chevalier ; lesquelles choses sont en grand
préjudice et deshontement dudit suppliant, dont il en
a appelé à nous, sy nous a humblement supplié, ledit
chevalier, qu'en pitié et en honneur, et eu égard que ledit lieu fut pris sans
sa coulpe, comme se peut apparoir par la prise et la mort de ses gens, que nous
lui voulussions sur ce pourvoir de notre grâce, ou autrement il luy conviendroit mendier en
reproche de gentillesse et ses enfants, et leurs femmes, et leurs petits
enfants. Pour ce est-il que nous inclinant à la
supplication, nous mandons, et si besoin est, commettons, que s'il vous appert
être ainsi, audit chevalier balliez et délivriez la possession et saisine dudit
lieu et des appartenances d'iceluy, en contraignant
s'il le faut rigoureusement les deptempteurs d'iceux
à les lui délaisser, et l'en faire et laisser jouir paisiblement, et si aucune
chose a été levée ou prise du sien, pour cause de ceci, le lui faites rendre et
restituer sans delay, nonobstant statuts et
ordonnances faites sur ce, ni ledit appel, ni quelconques lettres impétrées ou
à impétrer.
D'après l'histoire de la
maison de Brémond[2], ce chevalier Raymond
de Cumont appartenait à la riche et puissante famille
des Brémond seigneurs de Cumont, dès 1202[3] ; «dont les différentes
branches, y est-il dit, telles que les sires de Montmoreau
et de Pommiers, les seigneurs de Sainte-Aulaye, de Nabinaud[4], et de Cumont, voisines
les unes des autres, abandonnaient le plus souvent leur nom patronymique de Brémond pour prendre comme appellation distinctive celui de
leurs apanages féodaux»[5].
Hélie de Brémond, fils de Raymond, rendit hommage au roi Jean, le 2
mai 1361, poursa seigneurie de Cumont,comme
dépendance de sa seigneurie de Pommiers, relevant à foi et hommage de Sa
Majesté à cause de sa châtellenie de Parcoul, sous le
devoir d'une fleurance d'or[6].
Le chevalier Raymond
s'était absenté pour aller ouïr la messe à l'église paroissiale de Cumont qui
est à trois kilomètres de Sallebœuf, lorsque les
ennemis, mettant à profit cet éloignement, vinrent soudainement assaillir le
vieux manoir et s'en emparer.
Emmery Béguon,
auquel le sénéchal de Périgord avait baillé ledit lieu en commande, après
l'avoir repris, était du voisinage; il habitait l'hôtel de la Mothe, dans Saint-Privat, autre vieux manoir, à deux
kilomètres de Sallebœuf[7].
L'hôtel de Sallebœuf était bien assis sur les frontières de nos
ennemis, aujourd'hui à 800 mètres des limites de la Dordogne et de la Charente,
autrefois à la même distance des limites du duché de Guyenne et du comté d'Angoulême,
ressortissant du diocèse de Périgueux et de la sénéchaussée d'Angoulême; ce qui
explique l'intervention des deux sénéchaux de Saintonge et de Périgord.
Il avait une importance
d'autant plus considérable que la paroisse de Cumont, traversée alors dans
toute sa longueur par le grand chemin de Saintonge, passant par Ribérac, Festalemps, Cumont, St-Antoine, Aubeterre, Chalais, Barbezieux[8], était exposée, plus
que toute autre aux incursions incessantes des belligérants, cause de désastres
et de calamités sans nombre pour ses habitants.
Le grand chemin
aboutissait à la Dronne au Grand-Pont[9], sous Aubeterre; mais le pont avait été détruit dès le
commencement des guerres anglaises et remplacé par un bac appartenant au
seigneur d'Aubeterre.
Le voisinage de la redoutable
forteresse qui se dressait en face sur la roche crayeuse de la rive droite,
tour à tour amie et ennemie, et dont le fier donjon, assis sur sa motte
féodale, dominait au loin la plaine, rendait le passage de la Dronne peu sûr en
cet endroit pour les partis adverses. La rivière y était, en outre, très
rarement guéable.
Aussi y avait-il, à une
lieue en aval, et dans Cumont, un autre passage, le port de la Bernarde[10], non moins connu et
fréquenté, dont le bac et le péage appartenaient au seigneur de Cumont, et
auquel, en temps de guerre, les écluses du moulin voisin, Porcheyrat,
donnaient une grande importance pour le passage des troupes.
De larges voies d'accès
y aboutissaient venant de St-Privat, de Sallebœuf, de Saint Antoine. On en retrouve encore les
nombreux tronçons bordés d'arbres séculaires.
Son rôle stratégique
parait remonter à la plus haute antiquité. Il était, en effet, protégé non
seulement par le manoir de Sallebœuf « fort et
ancien, environné de murs et de fossés », au temps de Philippe de Valois, et
situé à 800 mètres en arrière, au midi, mais encore, et c'est ce qui lui donne
son caractère particulier de port fortifié sur la Dronne, par deux autres
châteaux à mottes plus rapprochés, l'un à l'ouest, sur la rive gauche et sur le
bord de la rivière, à 130 mètres en aval du « port de la Bernarde
» pour défendre à la fois le passage du bac et celui des écluses de Porcheyrat ; l'autre, au nord, sur la rive droite, à 400
mètres du rivage, en face du premier.
Celui-ci a été démoli,
il y a environ trente ans ; mais il a laissé à la prairie sur laquelle il était
construit sa dénomination de pré de la Motte.
Quant au premier, sa
motte existe encore à peu près intacte dans sa forme et dans ses dimensions ;
éminence artificielle assise sur une roche calcaire et haute de 30 pieds
environ au-dessus du niveau de la rivière, de 60 pieds de diamètre à la base,
et 30 au sommet, aujourd'hui couronné de grands arbres, et qui devait supporter
la tour en bois du donjon, entourée de palissades également en bois, car on n'y
retrouve aucune trace de murailles.
Sa force consistait dans
le profond et large fossé circulaire qui l'entoure complètement et
qu'emplissait l'eau de la rivière et d'une fontaine abondante servant aussi à
alimenter la place.
A l'est, du côté des
bâtiments du moulin fort anciens et percés d'ouvertures géminées, était le
pont-levis, remplacé aujourd'hui par une étroite chaussée B donnant accès à la
motte.
Au nord, une petite île
de forme elliptique C, séparée de la motte, seulement par son fossé, devait
former une première enceinte entourée de palissades. On y voyait autrefois un
bâtiment D [11], occupant toute sa
largeur, à l'est, et faisant suite à ceux du moulin, sur une même ligne
parallèle et de même largeur. .
A l'est du moulin, une
élévation de terrain E [12], de forme circulaire,
entourée d'une haute palissade, sorte de bastion avancé, protégeait de ce côté
et dissimulait même les bâtiments renfermés alors entre la motte et ce bastion.
Au midi, en arrière de
la motte du donjon, et s'étendant vers l'ouest, sur une longueur de 200 mètres,
une élévation du sol F, soigneusement nivelée,
véritable rempart de terre, pouvait abriter et dissimuler un vaste camp.
Cet appareil de défense,
qui semblerait dater de l'invasion des Normands par sa situation et ses
dispositions, bien plus que de l'occupation anglaise, donnerait ainsi à ce
passage de la Dronne une très ancienne origine.
Il n'en fut pas moins
utilisé fréquemment aux siècles suivants[13], et on s'explique par
là son importance, par suite, celle du vieux manoir de Sallebœuf,
et l'intérêt du roi Philippe à se rendre favorables les défenseurs de cette
petite place.
Le chevalier Raymond
obtint-il du roide France ou du roi d'Angleterre la restitution de son manoir?
Toujours est-il que
vingt-cinq ans plus tard, en 1361, Hélie de Brémond,
qui rendait hommage au roi Jean pour ses seigneuries de Pommiers et de Cumont[14], était en même temps
sénéchal pour le roi Edouard ; et nous voyons ce souverain, le 23 octobre 1360,
lui donner[15] commission de faire
évacuer du Périgord les hommes d'armes à la solde de l'Angleterre[16], puis, le 22 décembre
1361, Jean Chandos, pour le roi d'Angleterre, le charger d'aller prendre
possession réelle et de fait de la Cité de Périgueux, et y faire observer
l'exécution du traité de Brétigny[17].
La possession de leurs
seigneuries sur les frontières du Périgord et de l'Angoumois mettait la
fidélité des Brémond à une rude épreuve. Aussi
voit-on que Guillaume de Brémond, chevalier, et
Arnaud de Nabinaud, écuyer, furent condamnés par le
roi Jean, en 1352, à avoir la tête tranchée et leurs biens confisqués pour
s'être refusés à reconnaître le connétable Charles d'Espagne,
fait comte d'Angoulême, et pour s'être emparés d'Aubeterre[18].
Il est dit dans les
titres de la maison de Brémond qu'Hélie n'aurait eu qu'une
fille, Marguerite, qui, par son mariage, dont le contrat fut passé la veille de
St-Rémy 1340, porta les seigneuries de St-Maigrin, Cumont et Montmallant[19] ou Nabinaud
à Grimond de Fayolle, un des onze enfants d'Hélie de
Fayolle et de Marguerite de St-Astier, à condition
que leur postérité serait substituée aux nom et armes de Brémond.
Grimond, qui devint ainsi
seigneur de Cumont, Sallebœuf et Nabinaud,
chevalier banneret, servait[20], avec sa compagnie de
sept écuyers et seize sergents de pied sous messire Renaud de Pons, chevalier,
sire de Montfort, capitaine pour le roi de France du Limousin, du Périgord et
lieux voisins par deçà la Dordogne[21], et fut l'un des
députés du roi de France, chargé de faire observer en Périgord la trêve conclue
à Bordeaux, le 23 mars 1357, entre le roi Jean et le prince Noir après la
désastreuse bataille de Poitiers.
De Grimond
de Fayolle et de Marguerite de Brémond, serait issu, toujours
d'après les mêmes titres, un nouveau lignage qui se serait perpétué jusqu'en
1680[22].
Pendant les guerres de
Religion, la paroisse de Cumont fut, par sa situation, d'autant plus exposée
aux incursions des bandes armées des partis, attirées par le grand chemin de
Saintonge, le passage de la Dronne au Grand-Pont, et
au port de la Bernarde, particulièrement favorable à
cause de ses écluses, et du dangereux voisinage du château d'Aubeterre devenu, dès le début de l'insurrection, le poste
avancé des religionnaires de l'Angoumois, un point d'appui pour les armées
protestantes, un objet de convoitise et de conquête pour les chefs de l'armée
catholique[23].
Au début de l562, tandis
que Duras reformait l'armée protestante à Bergerac et Ste-Foy,
le capitaine Chantérac « avec cent ou cent vingt
gendarmes tant à pied qu'à cheval », chargé de garder les bords de la Dronne «
pour intercepter les communications entre la Guyenne et la Saintonge, courait
tout le pays faisant mille maux et ravages »[24].
Il était venu occuper le
passage de la Bernarde, et c'est de là que, le 13 mai
1562, après avoir laissé bonne garde sur les deux châteaux à motte, il alla
avec le reste de sa troupe, pour se ravitailler et passer le temps, mettre à
sac la riche commanderie de St-Antoine, située à une demi-lieue de là, dans la paroisse de Mirand,
pillage dont nous avons donné le récit dans le Bulletin de la Société[25].
Au mois d'octobre
suivant, après la bataille de Vergt, du 9 octobre 1562, si désastreuse pour les
Protestants, deux cavaliers, revêtus d'une cotte de mailles, la rondelle au
bras, le morion en tête, chevauchaient à la pointe du jour, venant de St-Privat, vers le port de la Bernarde.
Il leur fallait à tout prix éviter Aubeterre. Une
escorte de trente chevaux suivait péniblement ; bêtes et gens paraissaient
épuisés de sommeil et de fatigue.
Ils avaient franchi
douze lieues en moins de quatre heures et, après un repos d'une heure à St -Privât,
venaient de se remettre en selle. Il leur restait encore pareille distance à
parcourir.
Bientôt, ils arrivèrent
au bac.
Un coup formidable
retentit à la porte du passeur Denost[26]; celui-ci, réveillé en
sursaut, ne fit qu'un bond de son lit à la porte où la clarté du jour encore
indécise lui fit voir un homme à l'aspect dur et farouche, dont l'épaisse
moustache était couverte de poussière ; d'horribles cicatrices sillonnaient son
visage ; quelques taches de sang et de rouille se distinguaient sur son armure,
et son morion, aplati sur la tempe gauche, portait la trace récente d'un
formidable choc. A côté de cet homme, paraissait une tête de cheval ruisselante
d'écume et fumante ; ses naseaux étaient fendus par une large entaille, et l'on
voyait sur son front et ses tempes la trace encore béante de quatre coups de
piques. L'histoire rapporte qu'à cette apparition les cheveux de Denost avaient blanchi en un seul coup.
Ce cavalier était
Montluc qui se rendait avec M. de Lioux, son frère,
de Bergerac à Barbezieux.
Montpensier avait appris en chemin que La Rochefoucauld, après avoir rallié Duras à Barbezieux,
s'apprêtait à faire volte-face. Il s'était arrêté à deux lieues de la ville et
avait dépêché queue sur queue deux courriers vers Montluc, pour lui demander
d'accourir au plus vite parce que l'ennemi lui tournait le visage.
« ... Comme je veux que Dieu m'aide, dit
Montluc, en toute la noblesse de la compagnie du roi de Navarre et la mienne,
je ne trouvai pas trente chevaux qui pussent aller que bien difficilement...
... Le mien était blessé au nez et à la
tête de coups de piques, m'ayant emporté au milieu d'un bataillon ennemi à la
bataille de Vergt/et n'avois connu jamais qu'il eut
mauvaise bouche que ce coup-là qu'il me faillit perdre... »
Cependant, parti de
Bergerac à deux heures du matin, il avait fait une halte d'une heure à St-Privat, et il arrivait près de Barbezieux au lever de M.
de Monpensier. Il avait franchi en six heures les
vingt lieues qui- séparent ces deux villes. Là, voyant qu'il n'avait rien à
faire, il repartit deux heures après, s'en retourna coucher à St-Privat, et le lendemain à Bergerac. « Deux fois par les
chemins, dit-il, je rencontrai les ennemis échappés de la bataille et les taillai
en pièces»[27].
C'est par le port de la Bernarde que s'était effectué ce fameux raid de cavalerie,
bien digne de figurer dans nos annales sportives à l'honneur des bidets de
Gascogne.
Une nuit d'octobre de
1658, le lendemain de la défaite des Protestants à Mensignac,
« dix-huit à vingt mille arquebusiers, sept ou huit cents chevaux » défendaient
en désordre sur le grand chemin de Saintonge, entre Ribérac et Aubeterre. C'était le corps d'armée de Crussol
Dacier et les deux mille Provençaux de Mouvans.
Toute cette armée estoit saisie
d'un tel effroy par ceste défaicte
que si les catholiques eussent suivi leur poincte et
se fussent servis de leur victoire, ilz eussent mis
tout en pièces » [28].
A la pointe du jour, la
paroisse de Cumond tout entière fut occupée par ces
troupes. Qu'on juge de la terreur des paysans à leur réveil et des désastres
causés par cette horde de pillards qui se vengeaient sur l'habitant inoffensif
de leur humiliante défaite.
Les paysans se
réfugiaient dans l'église, près de laquelle passait le grand chemin.
Elle fut assiégée et
pillée ; du haut du clocher, ils en lançaient les pierres sur la tête des
assaillants; il y eut des morts et des blessés.
Tout le gros de cette
armée passa péniblement au Grand Pont et aux écluses de la Bernarde
et rejoignit à Chalais le prince de Condé qui était venu l'y recevoir[29].
Après la délaite de
Jarnac et la mort de Condé, le duc d'Anjou, après,avoir pris Aubeterre, « place alors très forte »[30], entra en Périgord dans
le but d'y faire vivre ses troupes et de porter secours à Montluc qui
assiégeait Mussidan[31].
C'est encore par la Bernarde et le Grand Pont que l'armée catholique traversa
la Dronne ; les celliers furent de nouveau mis à sec et toutes les réserves
épuisées. (Avril 1569.)
En 1587, à la veille de
la journée de Coutras, les deux passages reçurent la visite du roi de Navarre,
qui avait couché à Aubeterre et qui était à la
recherche d'un endroit favorable pour traverser la Dronne et gagner la Dordogne[32]. Enfin,
après Coutras, tout le pays entre la Dronne et l’Isle devint le théâtre de
luttes sans fin. Le vicomte de Turenne, lieutenant d'Henri de Navarre, mit au
pillage la plupart des églises et des couvents ; de nombreux villages furent
incendiés; une bataille fut livrée dans la plaine de Tourette,
près Festalemps, pendant que le duc d'Epernon se
dirigeait vers la Bernarde pour y passer la rivière
et aller mettre le siège devant Aubeterre. Du haut de
la motte, où il avait hissé le canon, il surveillait le passage de son armée.
Le grand chemin de
Saintonge, le Grand-Pont, le Port de la Bernarde, la Motte et les écluses de Porcheyrat,
furent, comme on le voit, souvent utilisés pendant les plus tristes périodes de
notre histoire et attirèrent de grandes calamités sur la paroisse de Cumond où, seule aujourd'hui en ce lieu paisible et ignoré,
la Motte rappelle ce passé[33].
Le manoir de Sallebœuf « incendié, fondu et abattu à terre » par le
sénéchal de Périgord, n'avait plus de rôle stratégique à remplir. Ses nouveaux
seigneurs, lès Brémond de la maison de Fayolle, guerroyaient
sur un théâtre plus lointain.
Au siècle suivant, une
fille de leur lignage porta Pommiers, Cumont et Montmallant
aux du Puy, qui perpétuèrent à leur tour les noms de Brémond
et de Cumont.
En 1467, « Geoffroict de Bresmond, dict Dupuy »[34], « Liette
et sa tante Arnaulde de Cumont », se partageaient[35] la seigneurie de
Cumont. Geoffroict eut les deux tiers avec la
suzeraineté et la prééminence ; Liette et Arnaulde, le tiers, avec les hôtels de Sallebœuf
et de la Courre[36], sous le devoir d'un
autour aux du Puy de Brémond.
Liette ayant épousé Pierre de
la Place, écuyer, seigneur de Saint-Méard-de-Dronne[37], les deux époux firent
construire sur les ruines du vieux manoir de Sallebœuf
une petite gentilhommière dont la tourelle à girouettes, le colombier et la chapelle,
qui figure sur l'ancienne pancarte du diocèse de Périgueux dressée en 1554,
surgirent coquettement d'une forêt de verdure. Ils y tirent leur résidence.
Pierre de La Place y testa le 28 septembre 1499; sa veuve vivait encore en 1520[38].
De leurs quatre fils,
l'aîné, Bertrand de La Place, écuyer, seigr
de St-Méard-de-Dronne, marié avant 1511, n'eut
d'Isabeau de Fayolle qu'une fille, Liette[39].
Le second, Pierre de La
Place, écuyer, seigneur de Sallebœuf[40], rendit hommage pour Sallebœuf, à la mort de son père en 1499[41]. Il fut argentier de
Louise de Savoie, comtesse d'Angoulême, et fut mis par la ville d'Angoulême à
la tête de la députation envoyée à Tours, en 1506, pour demander à Louis XII la
main de sa fille, Claude de France, pour le jeune duc de Valois, comte d'Angoulême,
qui devait être le roi François Ier [42].
Par son mariage avec
l'une des « Quatre Pastourelles », filles de Dauphin Pastoureau, il devint
seigneur de Javerlhac[43], s'y fixa, et fut le
père du premier président de la Cour des Aides de Paris, célèbre jurisconsulte
et philosophe, ardent calviniste, une des victimes de la Saint-Barthélemy.
Ce fut le troisième fils
de Liette de Cumont, Jean de La Place, écuyer, appelé
d'abord M. de La Faurie, qui hérita de Sallebœuf et s'y établit.
Marié à Catherine de Grimoard, fille de Guinon,
damoiseau, seigneur de Frateaux, il n'en eut qu'un
fils, Bertrand de La Place, écuyer, seigneur de Sallebœuf,
et y habitant, mort sans postérité.
Catherine de Grimoard, devenue veuve, épousa en deuxièmes noces, au
repaire noble de Sallebœuf, le 16 novembre 1538, Jean
de La Cropte, écuyer, seigneur de la Motte-Saint-Privat, dont elle eut cinq enfants.
L'aîné, Louis, fut
institué héritier universel de Bertrand de La Place, son frère utérin, par son
testament du 25 mai 1567, et Sallebœuf passa ainsi
des La Place aux La Cropte.
Le nouveau seigneur de Sallebœuf, Louis de La Cropte, et
son frère François[44], étaient l'un et l'autre
écuyers de la compagnie de cinquante hommes d'armes de Guy Chabot, baron de
Jarnac, seigneur de St-Gelais et de Ste-Aulaye, gouverneur de La Rochelle et pays d'Aunis,
chevalier des ordres du Roi. Ils combattaient pour le Roi contre les
Protestants, en Saintonge et pays circonvoisins[45].
Louis de La Cropte mourut à quarante-sept ans, après avoir fait son testament
« au château de Sallebœuf », le 10 décembre 1586.
Jeanne de Céris, sa femme, y testa aussi, le 8
janvier 1611.
Ils avaient institué
héritier universel leur fils aîné, René de La Cropte,
qui habitait « le lieu noble de Sallebœuf » lorsqu'il
épousa, le 15 août 1600[46] Charlotte de La Place,
sa cousine.
Il s'établit, sur la fin
de sa vie, au château du Masdemontet[47], et l'hôtel de Sallebœuf qui avait abrité tant de personnages
considérables et de si nobles dames, ne fut plus habité. La gentilhommière, elle
aussi, « fondue et abattue à terre » par les injures du temps, a fait place à
deux métairies.
Mis
de
CUMOND.
[1] M. Drouyn m'écrivait à ce sujette 30 avril 1883,
« qu'il n'y avait plus aucun doute pour lui, que notre Salleboeuf,
qui était en effet situé sur la frontière, était bien celui que signalait
l'acte qui lui avait été fourni par M. Sclaffer,
propriétaire de la Tour, à Salleboeuf, Gironde. »... « Vos notes, daignait-il
ajouter, sont très intéressantes et tiendraient une place honorable dans le Bulletin de la Société historique
et archéologique du Périgord »... C'est sous ce haut patronage que je les
présente.
[2] Voir Borel d'Hauterive
; la Revue
de Saintonge et d'Aunis.
[3] Ibid. — Guillaume de Brémond,
seigneur de Palluaud, sur les confins de l'Angoumois et
du Périgord, près d'Aubeterre, vivait au xe siècle. (V. L. de La Roque).
[4] Nabinaud, Nabinaux,
Nabinals, près Aubeterre.
[5] « Les seigneurs de Cumont, en Périgord, de Nabinaud, en Angoumois, abandonnaient le nom patronymique
de Brémond, tout en conservant les prénoms adoptés
par les diverses branches de la famille, Guillaume, Pierre, Hélie, Raymond...
Les émaux or et azur, et le cimier des armes (une aigle éployée), restèrent
aussi invariables ». (Hist. de la maison de Brémond
et Revue de Saintonge et d'Aunis)
[6] Archives du château de Parcoul,
à M. le comte de La Bastide.
[7] «...Marie Vigier
succéda comme nièce d'Itier de Thiac
et des Bégons ez-biens et
rentes de la Bégonie, de la Mothe
et de plusieurs autres maisons et repaires nobles. Lequel Itier
de Thiac, comme cousin d'Aymeric Bégon,
donzel, et d'Yve de la
Porte, sa femme, par testament, succéda aux biens, susdits. Ledit Aymeric Bégon était fils d'autre Aymeric, chevalier, auquel fut
femme Isabeau de Mareuil, sœur germaine de. Raymond de Mareuil, chevalier.
Ledit Aymeric Bégon, fils d'Olivier Bégon, chevalier » (Lespine).
[8] Marqué sur la carte de Cassini, aujourd'hui
remplacé par le chemin de grande communication de St-Astier
à Aubeterre.
[9] Nom sous lequel était désigné ce passage de la
Dronne dans tous les vieux titres.
[10] Lieu encore ainsi dénommé
avec la maison du passeur transformée aujourd'hui en métairie.
[11] Il figure au plan cadastral.
[12] Id. id. id.
[13] Lorsqu'on démolit le château à motte de la rive
droite, on y trouva enfouie une quantité considérable de petits boulets de
fauconneaux.
[14] Arch. du château de Parcoul.
[15] Bulletin hist. et arch. du Périgord, t. XVIII, p. 429.
[16] Chronique de Tarde, p. 124.
[17] Bulletin hist. et arch. du Périgord, t. II, pour
constater l'exécution du traité de Brétigny.
[18] Reg. 82 du Trésor des Chartes, p. LXX. Bibl. nat., carton Aubeterre.
[19] Montmallant : terre, seigneurie et
justice, paroisse de Nabinaud, près Aubeterre, vendue le 27 mai 1562 par Robert de Jaubert,
écuyer, alors seigneur de Cumont et Montmallant, à
Jean de Talleyrand, seigneur de Grignols et de Bonnes pour 2.800 livres. (Arch.
de Cumond, fonds Jaubert).
[20] 1353-1354. Quittances à Jean Chauvel,
trésorier des guerres 1354.
[21] Tué à Poitiers.
[22] Allié aux du Puy de Brémond,
Achard de Joumard, La
Touche, du Bois, etc. (Histoire de la maison de Brémond.)
[23] Le Vte d'Aubeterre François Bouchard avait, dès le début de la
Réforme en France, pris une part active à l'insurrection. Son château resta
entre les mains des Protestants jusqu'à la paix de La Rochelle.
C'était
là que les lieutenants de Condé venaient attendre et recueillir les renforts du
midi, le lieu de ralliement de leurs armées en déroute.
[24] Mémoires de Montluc.
[25] Voir dans le Bulletin, t. X, p. 462, les
détails que j'ai donnés sur le pillage de cette commanderie.
[26] « Le 22 juillet 1648, Colas Denaux,
dit Petit-Colas, passant bac à la Bernarde,
s'est misérablement noyé, et d'autant qu'il était très bon chrétien en son
vivant, et du conjet de M. de Salboeuf
(François de la Cropte, curé de Cumond),
mon curé, et suivant son titre de sépulture, je soussigné l'ai enterré dans
l'église dudit Cumond, près l'autel St-Jean et sépulture de ses ancêtres, assisté de M. de la
Roche, prêtre et vicaire de St-Privat. Signé Benoist, prêtre. (Reg. paroissiaux de Cumond).
Le 2 avril 1647, Charlotte Dubreuilh
et son fils, avec la femme du cocher de madame, passant l'eau, se sont noyés
par la mauvaise conduite de Guy Denost, mari de lad.
Charlotte (ibid.).
Cette
famille est encore représentée dans Cumond. Ils
étaient passeurs de père en fils.
[27] Mémoires de Montluc, liv. III.
[28] Chronique de Jean Tarde, p.
246.
[29] Ibid.
[30] De Roumejoux,
Essai
sur les guerres de Religion. Bulletin arch. Et hist. du Périgord,
t. XXIX, p. 155.
[31] Ibid.
[32] De Roumejoux, Essai sur les guerres de
Religion. Bulletin arch. et hist. du Périgord, t. XXIX, p. 155.
[33] Le bac de la Bernarde fut supprimé en 1789.
En 1822, M. de Belhade, nommé
administrateur provisoire de la commune de Cumond, en
faisait réclamer le rétablissement à l'Etat par son conseil municipal, appuyant
sa demande de ces considérations :
« Un grand nombre
des communes de la Dordogne n'avaient actuellement, pour arriver à Aubeterre où elles vendaient leurs grains, leurs animaux de
boucherie, leur toile, leurs volailles, le bois, le charbon, qu'un seul passage,
le Grand Pont, bac situé au-dessous d'Aubeterre, à un
endroit où les bords de la rivière étaient si peu élevés que les eaux y sortaient
de leur lit plustôt que partout ailleurs.
Ce bac, établi pour les communes situées au nord et à l'est
était inabordable pour celles du sud et du sud-est, le plus grand nombre, et
c'était par elles cependant que passait la plus grande partie du gros et menu
bétail aux foires de Périgueux, Ribérac, Villamblard
et Mussidan.
Les communications par le Grand Pont étant peu sures et des
plus difficiles, et plus longues, il en résultait pour ces pays un grand
préjudice.
Le Gouvernement, lui-même, y perdait, car, pendant toute la
mauvaise saison, il ne passait que très peu de monde au bac du Grand Pont,
tandis que, pendant toute l'année, les habitants de toutes ces contrées, pour
raccourcir le trajet, traversaient la Dronne sur les digues du moulin de Porcheyrat et frustraient ainsi le trésor de ses droits.
Le rétablissement du bac de la Bernarde
remédierait à tous ces inconvénients et à ces abus, et serait avantageux au
Gouvernement et au commerce, puisqu'il offrirait aux deux départements de la
Dordogne et de la Charente un débouché facile et sûr et jamais interrompu ».
[34] Epoux d'Hélys du Vignaud (Arch. de Cumond).
[35] Ibid. — Fonds Jaubert. —
Sentence arbitrale du 17 juillet 1467, par mess. seigr Charles Talleyrand, seigrde Grignols, mess. Hugues Bayly, seigr de
Razat, et mtre
Jean Dujable, bachelier-ès-lois,
arbitres choisis pour ce partage. Curieux exemple du morcellement, excessif de
la propriété féodale en Périgord, après la guerre de Cent Ans.
[36] Autre hôtel et repaire noble de la paroisse de Cumond.
[37] Famille originaire de St-Jean
Ligourre, en Limousin (Vigier
de la Pile).
[38] Le 22 septembre 1520, « noble dame et damoiselle
Liette de Cumont, dame de Sallebœuf
et Cumont en partie, et y habitant », arenta une
terre à mess. Léonard de Bouffangès, prêtre,
demeurant à Pleine-Serve, paroisse de Saint-Privat.
(Arch. de Cumond. Fonds Jaubert).
[39] Liette de Cumont, deuxième
femme de Golfier de Jaubert qui, d'après la Gallia christiana, aurait été la mère de Pantaléon
de Jaubert de La Rochejaubert, conseiller du Roi en
1569, abbé de Royaumont, au diocèse de Beauvais, puis de Charroux, au diocèse
de Poitiers.
[40] Nadaud.
[41] Ibid.
[42] Vigier de la Pile.
[43] Lettre de François Ier à M. de Javerlhac. (Voir Vigier de la
Pile).
[44] Seigneur de la Meynardie,
paroisse de Saint-Privat, grand-père de Louise de la Cropte,
mère de l’archevêque de Cambrai.
[45] Contre la sédition excitée dans cette
province par La Rochefoucauld et Condé, à l’appel des
Rochelais.
[46] Contrat du 15 août 1600 (Arch. De Cumond)