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Source : Bulletin SHAP, tome XXVII (1900)

Note préliminaire (C.R.) : Nous ne cautionnons nullement le parti-pris « croisé » de l’auteur de cet article. Mais il nous a semblé nécessaire de publier ce document qui, bien que ne contenant que peu de références à des archives précises, nous rappelle que notre province a été une terre de foi cathare, et que Simon de Montfort, accompagné de Dominique de Guzman, a sévi dans le sud du Périgord.

 

pp. 270-281.

LES DEUX EXPÉDITIONS DE SIMON DE MONTFORT EN SARLADAIS.

Simon de Montfort, qui répandit en Languedoc tant de sang et tant de ruines, a mené deux fois en Périgord sa redoutable armée; il a, dans chacune de ces deux expéditions, infligé de terribles représailles aux puissants seigneurs qui, dans notre province, avaient embrassé la cause de l'hérésie et persécuté leurs tenanciers restés fidèles à la foi.

L'illustre chef de la croisade des Albigeois n'eut pas besoin de porter la guerre au delà des rives de la Dordogne ; il ne frappa qu'un très petit nombre de châtelains. Ceux qu'il alla châtier ainsi au fond de leurs repaires avaient-ils mérité le courroux du célèbre croisé ? C'est ce que nous essaierons de clairement exposer aux lecteurs du Bulletin.

En examinant avec eux ce que fut dans le Bas-Périgord cette guerre religieuse si diversement appréciée, nous pourrons en conclure, avec quelque certitude, ce qu'elle dut être dans tout le midi de la France.

L'impartiale histoire cherche aujourd'hui, mieux que jamais, dans les documents contemporains, à formuler un jugement définitif sur Simon de Montfort et sur sa croisade ; il sera sans doute intéressant de retrouver, chez les écrivains du treizième siècle, quelle fut la marche suivie par les croisés dans le pays sarladais.

I

Les doctrines manichéennes qui, vers l'an 1200, envahirent tout le sud de l'Europe, avaient, dès le commencement du douzième siècle, trouvé des adeptes en Aquitaine parmi les plus illustres seigneurs de la province[1]; et les diverses causes qui facilitèrent le développement de cette dangereuse hérésie, sur tout le Languedoc, avaient aussi tristement exercé leur funeste influence sur le pays que gouvernaient les ducs d'Aquitaine.

Le luxe et le bien-être s'étaient considérablement répandus-dans toutes les classes de la société, sous la dynastie de ces grands vassaux de la couronne qui portèrent tous les dix le nom de Guillaume ; ils se répandirent, avec la même rapidité, dans toute la Provence, sous la libérale impulsion des comtes de Saint-Gilles; l'hérésie manichéenne faisait les mêmes progrès.

La contagion devint, en peu d'années, tellement redoutable, que le souverain-pontife dut envoyer l'illustre fondateur de Citeaux au milieu de ces populations engagées ainsi dans l'erreur, afin qu'il les convertit avec sa persuasive éloquence.

Le séjour de saint Bernard est constaté dans les villes de Bergerac, Périgueux, Sarlat et Cahors[2]. Tous les historiens et tous les chroniqueurs ont raconté le miracle de la multiplication des pains, que ce grand saint accomplit en 1145 à Sarlat, alors que le moine Gerbert était abbé du monastère de Saint-Sauveur,

Tandis que la paix régna dans le midi de la France pendant toute la durée du douzième siècle, la guerre ne cessa pas d'occuper les Aquitains, à partir du jour (1153) où la dernière héritière des ducs Guillaume, la reine Eléonore, épouse divorcée du roi de France, Louis VII, fit, par un second mariage, entrer son duché sous le pouvoir despotique des rois d'Angleterre.

Un trop illustre guerrier a dit : « La guerre fait partie de l'ordre de choses établi par Dieu. Sans elle, le monde tomberait en pourriture et se perdrait dans le matérialisme[3]. »

Le Languedoc du treizième siècle justifie cette sentence. Sous le beau ciel de Provence, la noblesse, folle de plaisirs, vivait au milieu d'une extraordinaire abondance et pouvait satisfaire tous ses caprices. Le clergé, passionné pour les arts, construisait de splendides édifices, revêtait des ornements somptueux, meublait ses abbayes et ses évêchés avec le luxe des plus brillants palais ; la bourgeoisie, enrichie par le commerce et par l'agriculture, étalait autant de faste que les plus riches seigneurs.

.Au milieu des fêtes et des réjouissances publiques, dont les chroniques du temps nous ont raconté les largesses, les mœurs s'étaient sensiblement relâchées, les pratiques religieuses avaient été partout négligées.

Le contact prolongé des Provençaux avec l'islamisme, pendant le long séjour des Sarrazins en Septimanie et pendant les premières croisades en Orient, avait aussi puissamment contribué à pervertir toutes nos provinces méridionales, où le chaud soleil du midi facilitait les progrès de la contagion; elles s'étaient corrompues dans le matérialisme, suivant l'expression du maréchal de Moltke.

Les seigneurs d'Aquitaine, toujours en guerre pour la conservation de leurs privilèges, menacés par l'autocratie des monarques anglais, Henri II, Richard-Cœur-de-Lion, Jean-Sans-Terre, avaient conservé, dans l'activité d'une lutte incessante, les vertus guerrières de leurs ancêtres ; ils avaient oublié sous la tente les doctrines manichéennes mises un moment en pratique par les ducs Guillaume IX et Guillaume X, échappant ainsi aux terribles sentences des papes et aux dures représailles de Simon de Montfort.

Cependant, l'hérésie finit par gagner cette faible partie du Périgord qui est située au sud de la Dordogne et qui, par ses relations fréquentes avec le comté de Toulouse, devait subir la funeste influence des Manichéens ; mais aussitôt que Simon de Montfort connut ces progrès menaçants, il s'empressa de porter lui-même le fer sur la plaie, afin d'arrêter l'invasion du mal par sa rigoureuse énergie.

On sait en quoi consistait l'erreur manichéenne, qui naquit vers le onzième siècle, sous le soleil d'Afrique et qui s'étendit assez rapidement en Asie, pour traverser l'Europe, en s'arrêtant principalement chez les Bulgares et se répandre ensuite dans tout le midi de la France.

Les Manichéens admettaient deux divinités contraires: le Dieu du bien, créateur de l'esprit, et le Dieu du mal, créateur de la matière. Ces deux divinités étaient également puissantes; elles dirigeaient le monde; on ne pouvait pas échapper à leur influence.

Le Dieu du bien interdisait le mariage comme étant en opposition avec les lois de l'Esprit ; tandis que le Dieu du mal portait tous les hommes à la débauche avec une irrésistible autorité.

Il est aisé de deviner quelles devaient être les conséquences d'une pareille hérésie, au milieu de populations enrichies par un sol très fertile et entraînées aux pires passions par des théories contraires aux bonnes mœurs.

Bientôt le clergé n'eut plus assez d'influence pour enrayer ce fléau dangereux ; il finit par succomber lui-même. Tandis que les chefs de diocèses voyaient leurs églises abandonnées par la majeure partie des fidèles, les Manichéens, qu'on appelait Albigeois, parce que cette province était, en France, le principal foyer de l'erreur, choisirent entr'eux des évêques chargés de propager la funeste doctrine.

Pendant plus d'un demi-siècle, les souverains pontifes cherchèrent en vain à ramener les égarés par la douceur et la persuasion ; tous les efforts des légats et des prédicateurs restèrent sans résultats.

Le pape Innocent III, voyant que le mal pénétrait simultanément en Allemagne, en Italie, en France et en Espagne, jugea nécessaire de frapper un grand coup sur le principal foyer de l'erreur, afin de sauver la chrétienté menacée.

Il décréta qu'une grande croisade serait armée contre les Albigeois.

Les croisés furent tout d'abord commandés par un légat du pape, Arnaud-Amaury, abbé de Citeaux.

On a dit bien souvent que cette croisade des Albigeois, engagée sous un prétexte religieux, fut, en réalité, une injuste conquête entreprise par le roi de France, pour soumettre à sa domination les provinces méridionales du royaume, restées jusqu'à ce jour indépendantes du pouvoir central.

Cette accusation n'est assurément pas exacte en ce qui concerne l'origine et les débuts de la guerre ; mais l'entraînement de la victoire a fait souvent dévier les plus sages et les plus fermes résolutions ; il en fut sans doute ainsi pour la croisade des Albigeois.

Philippe-Auguste, invité par le Souverain Pontife à prendre le commandement des armées de la Foi, refusa cette glorieuse mission qui devait cependant consolider son autorité sur tout le midi de la France.

Le choix des nobles combattants se porta sur un puissant seigneur, vassal du roi d'Angleterre, Simon de Montfort, comte de Leicester. Si la majeure partie de son armée fut recrutée dans les provinces septentrionales, cela tient à ce qu'il sembla naturellement plus logique, alors qu'on allait combattre les hérétiques du midi, de chercher les croisés dans le nord du royaume, au lieu de les prendre dans le pays même où l'on allait porter la guerre.

Cependant, de nombreux contingents méridionaux vinrent plus tard s'engager dans la croisade, démontrant ainsi, par leur seule présence, que la guerre était bien réellement dirigée contre les hérétiques Albigeois et non contre des provinces indépendantes dont on voulait faire la conquête.

La Chanson de la Croisade, composée pendant que la guerre suivait son cours passionnant et dramatique, énumère en de nombreux passages les combattants croisés et place dans leurs rangs :

« des Poitevins, des Gascons, des Rouergats[4], des Caoursins, des Agenais, »[5] etc., etc.

Le traducteur de ce long et intéressant poème, M. Paul Meyer, dit, il est vrai, que « Poitevins et Gascons figurent dans les vers du poète pour les besoins de la rime »[6]. Mais il sera facile de combattre son opinion en donnant les noms de quelques-uns des puissants seigneurs du midi qui prirent rang dans l'armée de Simon de Montfort; nous pouvons citer[7]:

Martin d'Algays, sénéchal du Périgord, et Gérard de Pépieux, qui ne passèrent dans l'armée des hérétiques qu'après avoir souvent combattu dans les armées de la Foi.

Archambaud II, comte de Périgord, neveu de la belle Maenz de Montignac, qui fut longtemps la dame aimée de Bertrand de Born.

Amanieu V d'Albret, Guy comte d'Auvergne, Raymond III, vicomte de Turenne, Bertrand de Gourdon, Jordan de Lisle, le comte de Fézensac et d'Armagnac, Bertrand de Castelnaud-Montratier, Arnaud de Montaigu, Bertrand de Cardaillac et son fils Guillaume, évêque de Cahors, etc., etc.

Chacun de ces puissants seigneurs avait évidemment mené derrière lui de nombreux contingents féodaux, puisque les nobles barons, tels que ceux dont les chroniques contemporaines ont signalé la présence dans les rangs des croisés, ne se rendaient jamais à la guerre sans amener avec eux leurs parents et leurs vassaux.

Diverses circonstances, mentionnées dans les chroniques ou dans d'autres documents de la même date, prouvent aussi, d'une manière incontestable, qu'en ce temps-là les provinces méridionales n'ont pas, en général, regardé la croisade des Albigeois comme étant une guerre de conquête.

Pierre de Vaux-Cernay raconte[8] que Simon de Montfort, après s'être emparé de Béziers, de Carcassonne et d'un grand nombre de villes et de châteaux, se vit, à la suite d'un échec, obligé de lever le siège de Toulouse (1211); il alla commettre le dégât vers Auterive, Varilhes et Foix. Pendant ce temps; une députation de Caoursins fut envoyée vers lui, chargée de lui présenter les vœux du Quercy et de l'inviter à se rendre à Cahors, où les nobles châtelains de la province voulaient lui rendre hommage.

Les députés trouvèrent le chef des croisés à Pamiers ; ils furent accueillis avec la plus grande courtoisie. Simon leur déclara qu'il avait fait à Notre-Dame le serment solennel d'aller la remercier dans son sanctuaire de Roc-Amadour, si elle obtenait en sa faveur une grande victoire sur les hérétiques ; il leur manifesta son ardent désir de réaliser bientôt son vœu et il promit de s'arrêter à Cahors.

Une semblable démarche, faite au nom d'une province tout entière, prouve bien que l'armée croisée n'était pas alors considérée comme une armée d'invasion.

Peu de temps après, Simon, victorieux dans de nombreuses rencontres, fit son pieux pèlerinage. Il reçut, dans la ville de Cahors, le serment de fidélité des Caoursins, et tout le Quercy l'accompagna jusqu'à Roc-Amadour, où il alla s'agenouiller pieusement devant la Vierge Noire miraculeuse. Les croisés purent amener leurs chevaux boire dans les eaux de la Dordogne ; mais leur valeureux chef ne les conduisit pas encore jusque sur le sol périgourdin.

II

Lorsque Simon de Montfort se dirigea vers Roc-Amadour pour accomplir son vœu, il avait pu croire que les Albigeois, découragés par ses nombreuses victoires, s'étaient résignés à poser leurs armes. Dans cet espoir, il avait commis l'imprudence de licencier la majeure partie de son armée.

A celte nouvelle, Raymond VI, comte de Toulouse, reprit aussitôt courage, il appela ses vassaux et ses alliés et sollicita l'assistance énergique de tous les ennemis de la Foi.

Du fond de l'Aquitaine, un noble et turbulent vassal du roi d'Angleterre, le troubadour Savary de Mauléon, sénéchal du Poitou, conduisit en Languedoc une nombreuse chevalerie qui traversa le Périgord, se dirigeant vers Toulouse ; il avait déjà, en maintes circonstances, montré, dans ses serments féodaux et dans ses serments d'amour, une égale infidélité; il ne faut donc pas s'étonner qu'il soit aussi devenu parjure à sa foi eu embrassant l'hérésie manichéenne et en allant combattre dans les rangs des Albigeois.

La Chanson de la Croisade[9] signale son passage à Bergerac, où il rencontra peut-être ses deux amis, Elias Rudel, seigneur de Bergerac et Géraud Rudel, seigneur de Blaye, avec lesquels il avait composé des tenson qui sont parvenues jusqu'à nous[10].

En ce moment l'armée des hérétiques comprenait plus de deux cent mille combattants[11].

En apprenant celte redoutable concentration de troupes, Simon de Montfort s'empressa de rappeler ses fidèles croisés.

L'un des premiers qui répondit à son appel fut un autre seigneur d'Aquitaine, Martin d'Algays, que Jean-Sans-Terre avait fait sénéchal de Gascogne et du Périgord[12].

Le troubadour Hugues de St-Cyr raconte que ce puissant châtelain n'était autre chose qu'un routier, pouvant mener avec lui mille brigands à cheval et deux mille à pied[13].

Parmi les plus anciennes et les plus nobles familles de France, combien devraient trouver ainsi, dans la première page d'une exacte généalogie, quelque redoutable bandit comme ce sénéchal d'Aquitaine ?

Martin d'Algays, châtelain de Bigarroque et de Biron, avait épousé la fille de Henri de Gontaut, l'un des plus puissants barons du Périgord ; il avait de nombreux vassaux se us ses ordres; les plus brillantes destinées semblaient réservées à ses héritiers. Il perdit tout dans une odieuse trahison.

Simon de Montfort, après avoir rassemblé son armée, la dirigeait de nouveau vers Toulouse, lorsque dans les champs de Saint-Martin[14], entre Carcassonne et Castelnaudary, ses troupes rencontrèrent un fort contingent d'Albigeois. Un grand combat s'engagea, pendant lequel Martin d'Algays se tint constamment au repos derrière un bois épais. Les croisés furent victorieux.

Appelé à justifier son altitude dans cette bataille, le seigneur de Bigarroque et de Biron affirma qu'il n'était pas resté dans l'inaction ; mais qu'il avait poursuivi des routiers, à la tète de sa cavalerie. Peu de jours après, il cessa de dissimuler ses sentiments en faveur des hérétiques, car il passa ouvertement dans l'armée de Raymond VI. Le comte de Toulouse lui fit un chaleureux accueil et l'envoya tenir garnison dans son château de Biron, avec la mission de recruter des partisans en Périgord.

Martin d'Algays revint en toute hâte dans son repaire, dont il augmenta les moyens de défense ; il s'attacha très activement à répandre l'hérésie autour de Biron et jusque sur les bords de la Dordogne, où se trouvait la châtellenie de Bigarroque ; il persécutait tous ceux qui étaient assez hardis pour résister à sa propagande manichéenne et trop faibles pour résister à ses violences; on lui attribue l'incendie de nombreux édifices religieux et notamment celui de l'église de Belvès.

Pendant que le célèbre routier accomplissait tous ces méfaits, Simon de Montfort continuait sa marche victorieuse ; il s'emparait de Thouels, Cahuzac, St-Antonin, Moissac, et venait mettre le siège devant le château de Penne[15], défendu par Ugo d'Alfar. Cette puissante forteresse, qui dominait la vallée du Lot, passait alors pour imprenable; le chef des croisés dut, pour s'en emparer, l'investir rigoureusement de tous côtés et priver ainsi les assiégés de toute relation avec l'extérieur; c'était au plus fort de l’été. Penne résista pendant cinquante deux jours, du 4 juin au 25 juillet 1212; mais la chaleur accablante, la soif et les épidémies forcèrent les Albigeois à livrer la place.

Tandis que les croisés poursuivaient avec de grandes fatigues ce long et pénible siège, de nombreux seigneurs du Périgord-et de la Saintonge[16] vinrent porter leurs clameurs auprès de Simon de Montfort, et lui représenter que Martin d'Algays, après avoir honteusement trahi la cause de Dieu et mis entre les mains des hérétiques ses forteresses de Bigarroque et de Biron, désolait tout le pays riverain de la Dordogne et commettait d'épouvantables actes de cruauté contre les monuments religieux et contre tous ceux qui ne voulaient pas servir les Albigeois. Ils le supplièrent de venir au plus vite châtier ce tyran suivant l'énormité de ses crimes.

Alors eut lieu la première expédition de Simon de Montfort en Sarladais[17].

Le chef de la croisade, après avoir établi une garnison dans le château de Penne, se dirigea vers Biron ; il emmenait avec lui « son frère Guy, comte de Montfort, Foucaud de Merlis, monté sur un cheval liard, Jean de Merlis, son frère, qui portait un mantel gris et vairé, le chantre de Paris Nicolas de Vitré, et foule d'autres barons. Le comte et ses barons s'en vont par la grand'route au château de Biron, l'oriflamme levé[18] ». St-Dominique, l'illustre fondateur de l'ordre des Frères prêcheurs, était avec eux.

Pierre de Vaux-Cernay raconte qu'il faisait aussi partie de l'expédition, ainsi que Guy, évêque de Carcassonne, accompagnant la comtesse Simon de Montfort[19].

La prise de Biron n'arrêta pas longtemps les croisés. Les habitants du pays, effrayés par les menaces de Simon de Montfort, et peut-être aussi peu sympathiques à leur châtelain, livrèrent à l'armée de la Foi le traître et sa forteresse.

Ce rapide succès nous semble démontrer une fois de plus que la croisade n'était pas alors considérée dans le pays comme une guerre de conquête ; car les seigneurs du Périgord, dont les sentiments d'indépendance se montraient en ce temps-là dans de nombreuses circonstances, n'auraient certainement pas facilité par leur concours la victoire des croisés, si le comte Simon de Montfort avait eu l'attitude d'un conquérant.

Après s'être ainsi facilement emparé du château de Biron, Simon voulut infliger à Martin d'Algays un châtiment qui servît d'exemple à tous ceux qui, dans la suite, pourraient être tentés d'abandonner l'armée des croisés pour embrasser l'hérésie.

Il le condamna au cruel supplice des traîtres, que Charlemagne avait fait subir à Ganelon. Le coupable était attaché par les pieds et par les mains à quatre chevaux ardents, que des sergents excitaient, en présence de l'armée tout entière rangée en bataille :

Tous ses nerfs sont affreusement tendus ;

Tous ses membres s'arrachent de son corps.

Le sang clair ruisselle sur l'herbe verte,

Ganelon meurt en félon et en lâche[20].

Mais avant que l'écartèlement fût complet, Simon de Montfort fit enlever Martin d'Algays aux chevaux qui le déchiraient, et le fit pendre au sommet d'un grand arbre[21], afin que tous les habitants du pays pussent bien voir quel était le supplice réservé à ceux qui trahiraient leur foi (août 1212)[22].

Les châteaux de Biron et de Bigarroque furent placés sous la garde d'Arnauld de Montaigut, qui les rendit peu après au seigneur de Gontaut, et les croisés reprirent la route de Toulouse.

(A suivre).

R. de Boysson.

pp. 357-367.

LES DEUX EXPÉDITIONS DE  SIMON DE MONTFORT EN SARLADAIS.

(Suite et fin).

III

La première expédition de Simon de Montfort en Périgord nous est racontée par la Chanson de la Croisade des Albigeois et par Pierre de Vaux-Cernay ; la seconde expédition, quoique plus longue et beaucoup plus importante que la première, n'est même pas mentionnée dans la chanson, tandis que Pierre de Vaux-Cernay nous la donne en tous ses détails.

D'où provient la regrettable lacune de la chronique rimée ?

Il est aujourd'hui parfaitement établi que la Chanson de la Croisade a été composée par deux auteurs différents de style et de jugement. Le premier, dont l'œuvre s'arrête à l'an 1213, était favorable à Simon de Montfort; le second, qui continue le récit à partir de 1214, était, suivant l'expression du traducteur, M. Paul Meyer, « un ennemi acharné de la croisade »[23].

Il est possible que le continuateur n'ait repris l'œuvre interrompue qu'après un délai de quelques mois, pendant lesquels aurait eu lieu la seconde campagne de Simon de Montfort en Périgord.

Il est aussi possible que cet « ennemi acharné de la croisade » ait voulu laisser ignorées des lecteurs toutes les épouvantables cruautés qui appelèrent les croisés en Sarladais. Si l'autorité des renseignements du poète manque à notre récit, le silence-absolu qu'il a gardé sur cette audacieuse expédition ne doit cependant pas faire révoquer en doute l'intéressante chronique du moine de Vaux-Cernay.

Lorsque les croisés eurent fait expier à Martin d'Algays son infâme trahison, ils revinrent en Languedoc et s'emparèrent sans coup férir de Moissac, d'Auterive et de Muret. Simon de Montfort, avant d'être proclamé comte de Toulouse par la force de ses armes et par octroi du Saint Siège, jugea nécessaire de réunir à Pamiers un parlement, où les trois ordres seraient convoqués. Dans cette mémorable assemblée, et sous la direction du chef de la croisade, fut rédigée la loi constitutionnelle du pays conquis, dont l'original est parvenu jusqu'à nous sous le titre de : Charte de Pamiers[24].

Cependant la conquête n'était pas encore à l'abri de toutes les attaques; les hérétiques ne désarmaient pas.

Au commencement de septembre 1213, profitant d'une absence de Simon de Montfort, les Albigeois parurent devant Muret, où l'armée de la Foi n'avait laissé qu'une très faible garnison. Les hérétiques avaient à leur tête Pierre II, roi d'Aragon, et Raymond VI, comte de Toulouse.

Raymond VI voulait s'emparer immédiatement de la ville et faire ses défenseurs prisonniers.

Pierre II savait que Simon de Montfort avait licencié récemment la majeure partie de son armée; ses troupes étaient dix fois supérieures en nombre à tout ce que pouvait réunir le chef de la croisade; il voulut attendre l'arrivée de son redoutable adversaire pour rendre sa défaite plus humiliante et plus complète.

Mais le comté de Montfort arriva sans être signalé; il fondit à l'improviste sur les Albigeois, et telle fut la vigueur de son attaque que les ennemis de la Foi furent mis en déroute et massacrés, sans que l'armée de Simon de Montfort eût perdu un seul homme.

La célèbre victoire de Muret fut longtemps regardée comme un véritable miracle (12 septembre 1213).

Ce brillant fait d'armes assura le succès définitif de la-croisade. Pierre II fut tué pendant la bataille; les comtes de Toulouse, de Foix et de Roussillon firent leur soumission. Simon de Montfort n'eut plus qu'à promener ses armées victorieuses dans les diocèses qui manifestaient encore quelques velléités de résistance.

Alors eut lieu la seconde expédition des croisés en Sarladais. Entraînés par Martin d'Algays, sénéchal du Périgord, quelques châtelains riverains de la Dordogne avaient embrassé l'albigéisme. Soit pour obéir à quelque mot d'ordre de leur société secrète, soit pour venger la mort si dramatique du seigneur de Bigarroque et de Biron, ils exerçaient autour d'eux sur les églises et sur les chrétiens les plus cruelles représailles; ils, faisaient subir les plus redoutables supplices à ceux de leurs voisins ou tenanciers qui manifestaient leur attachement à la cause des croisés; ils livraient leurs biens au pillage ou à l'incendie. Ils soulevaient ainsi parmi les défenseurs de la Foi une bien légitime indignation

Irrités par toutes les infamies que commettaient les hérétiques, les châtelains restés fidèles à l'Église et les moines du Sarladais envoyèrent des députés à Simon de Montfort pour le supplier de venir châtier les coupables.

Le chef de la croisade était alors en Agenais, assiégeant Casseneuil pour la seconde fois. Les députés le trouvèrent sous les remparts de la ville, dont il allait s'emparer dans un dernier assaut. Les Sarladais étaient conduits par Raymond III, vicomte de Turenne, qui rendit hommage à Simon en présence de toute son armée et jura de le servir tous les ans pendant un mois avec dix chevaliers et dix servants d'armes[25].

Aussitôt que les portes de Casseneuil eurent été livrées aux croisés (18 août 1214), Simon de Montfort se dirigea en toute hâte vers Sarlat.

Il s'arrêta sur les bords de la Dordogne, en face du puissant château de Domme, qui couronnait une colline escarpée, dont les rochers se dressent à pic jusqu'à cent vingt-cinq mètres au-dessus du niveau de la rivière.

C'était aux premiers jours de septembre 1214. Le pays où s'étaient arrêtés les croisés présentait un coup d'œil superbe ; la plaine, riche et fertile, arrosée par un beau fleuve aux eaux claires et limpides comme une eau de source, constituait pour ces guerriers le plus beau gite d'étape qu'ils aient jamais rencontré.

La ville de Domme, dont on voit aujourd'hui les rues désertes alignées au cordeau, n'existait pas encore; sur ce plateau rocheux, Philippe-le-Hardi devait, quelques années plus tard, en 1280, édifier une importante place d'armes, bien souvent assiégée, mais qui n'a cependant pas perdu dans ces luttes féodales son enceinte fortifiée, ses trois portes monumentales, ses embrasures casematées et sa tour du gal.

La puissante forteresse que Simon de Montfort allait assiéger s'élevait entre le plateau sur lequel est bâtie la ville de Domme et les ruines du château royal qui dominent la plaine de Cénac. Elle s'élevait sur une plateforme occupée aujourd'hui par un moulin à vent ; les derniers vestiges de sa seconde enceinte se voient encore au nord du moulin.

Quand l'hérétique châtelain apprit que Simon de Montfort, maître de Casseneuil, conduisait son armée vers Domme, il se rappela le châtiment infligé à Martin d'Algays et prit la fuite. Les croisés, en arrivant en vue de sa citadelle, ne trouvèrent que de fervents catholiques, groupés sous la protection du prieur de Notre-Dame de Cénac, monastère bénédictin récemment construit par l'abbé de Moissac.

Simon gravit la pente escarpée qui menait au château de Domme. « C'était une forteresse noble et très puissante, dominant le fleuve appelé Dordogne et bâti sur le site le plus merveilleux qu'on puisse voir. Aussitôt notre comte fit miner et détruire la tour du château, qui était extrêmement élevée, admirablement belle et fortifiée jusqu'à son sommet[26]. »

Le comte de Montfort établit son armée dans le château découronné et sur le plateau environnant. De ce camp retranché, il dominait toute la vallée et surveillait tout le pays environnant. Il reçut, peu de jours après, au milieu de ses troupes, le serment de fidélité des habitants de La Roque Gageac et de leur suzerain Hélie de Union, abbé de St Sauveur et chapelain du cardinal de Saint-Laurent[27].

Il alla visiter ce vénérable abbé dans son monastère de Sarlat, où il fut accueilli avec la plus grande joie. Tant de crimes étaient commis chaque jour dans ce pays sarladais, que l'arrivée des croisés fut regardée comme un bienfait du Ciel.

L'abbé Hélie fit visiter au chef de la croisade l'hôpital, où les victimes des Albigeois avaient été recueillies et soignées à ses frais.

A une demi-lieue de Domme, se trouvait une autre forteresse d'une puissance remarquable, qui s'appelait Montfort ; le châtelain, Bernard de Cazenac, seigneur d'Aillac, de Montfort et de Castelnaud, avait épousé Alix de Turenne, sœur de Raymond III, vicomte de Turenne, et veuve de Guillaume de Gourdon.

Bertrand de Gourdon, frère de Guillaume, et Raymond III de Turenne étaient restés fidèles à leur foi, tandis que Bernard et Alix, devenus hérétiques, mettaient, comme tous les parjures, une violence diabolique à la propagande de leurs erreurs.

La dame de Montfort, dont le troubadour Raymond Jordan, vicomte de St-Antonin, a bien souvent chanté la beauté, était la sœur de Maheut de Montignac, qui fut la dame aimée de Bertrand de Born. L'illustre troubadour d'Hautefort a comme Raymond Jordan, célébré dans des vers harmonieux les qualités d'Alix de Turenne. Dans une de ses chansons amoureuses, bien connue sous le nom de « La domna soisseubuda [28], » il a poétiquement vanté la douceur d'Alix; mais la chanson fut composée en 1185, et nous sommes en 1214. Ces trente années ont singulièrement transformé le caractère de celle qui était alors la dame de Gourdon, et qui depuis est devenue dame de Cazenac et châtelaine de Montfort.

Le moine Pierre de Vaux-Cernay, dans son Histoire des Albigeois, parle d'elle en ces termes[29] :

« Le sire de Montfort et sa femme étaient les plus malfaisants seigneurs de la contrée ; ils volaient et pillaient les églises ; ils dépouillaient les pèlerins[30] ; ils attaquaient les veuves et les orphelins ; ils mutilaient sans aucun motif les gens les plus paisibles, à tel point que, dans un monastère tenu par les moines noirs, à Sarlat, nous avons pu voir cent cinquante hommes on femmes, à qui l'on avait scié les mains ou les pieds, crevé les yeux ou coupé d'autres membres, sur les ordres du tyran de Montfort et de sa femme ; car la femme de ce maudit tyran, ayant elle-même perdu toute compassion, faisait arracher les mamelles aux pauvres femmes, ou leur faisait enlever les doigts des mains pour les mettre dans l'impossibilité de gagner leur vie. »

Ainsi que le seigneur de Domme, Bernard de Cazenac n'osa pas affronter la justice du chef de la croisade.

 « Il prind la fuite à la desrobée et laissa sa maison vuide et sans deffense[31]. »

Simon de Montfort, établi sur le plateau de Domme, chargea l'évêque Guy de Carcassonne de faire raser sous ses yeux les tours et les remparts de Montfort. C'était ce même évêque guerrier que nous avons déjà vu suivant, ainsi que Pierre de Vaux-Cernay, la première expédition des croisés en Périgord. Il se mit aussitôt en mesure d'exécuter l'ordre de Simon.

« Les murs étaient tellement solides et les pierres étaient liées entr'elles par un ciment tellement parfait, qu'on ne pouvait pas procéder à la démolition aussi vite que le souhaitait le chef de la croisade. Il fallut de longs jours pour mener ce travail à bonne fin ; les croisés qui en avaient été chargés partaient le matin de Domme et revenaient tous les soirs au camp ; car l'armée était restée sur l'emplacement du château de Domme d'où s'exerçait plus utilement la garde du pays[32].

Le château de Montfort fui donc ruiné de fond en comble par les croisés. Bernard de Cazenac quitta momentanément le Périgord et alla se mettre au service de Raymond VI, comte de Toulouse.

« Il arriva avec bonne compagnie et cœur vaillant pour défendre la ville et combattre avec ses défenseurs. Jamais vous ne vîtes son pareil pour la droiture, ni chevalier d'un mérite plus accompli. Il a sens et largesse et cœur d'empereur. Il dirige parage et guide valeur[33]. »

Il servait encore dans les rangs des Albigeois lorsque Simon de Montfort fut tué sous les remparts de Toulouse[34]. Les cris de guerre qui s'étaient fait le plus souvent entendre pendant le siège étaient:

Toulouse ! Comminges ! Cazenac ! Creixel ! Villemur !

Bernard de Cazenac avait donc échappé par la fuite au châtiment que méritaient ses innombrables forfaits; mais le chef de la croisade le punit dans sa fortune et celle de sa race, en le dépouillant de ses fiefs de Montfort et d'Aillac, qui furent donnés à Raymond III vicomte de Turenne, à la charge de servir une rente viagère aux victimes de son beau-frère[35].

Raymond III dut relever immédiatement le château de Montfort, car au milieu des ruines fort intéressantes de ce puissant manoir, on distingue encore de très belles constructions du treizième siècle.

Dans un acte de partage, daté de 1251, et parvenu jusqu'à nous, le vicomte de Turenne est qualifié seigneur d'Aillac et de Montfort, qui sont restés dans cette même famille jusqu'en 1664 : ils furent alors vendus au duc de Roquelaure.

La troisième forteresse du terrible albigeois, Castelnaud, située à une lieue en aval de Domme, est qualifiée par Pierre de Vaux-Cernay : « Arche de Salan, arca Satanœ. »

« Cette place forte et bien munie, fut prise le lendemain et le comte de Montfort se résout de la garder et y mettre une garnison, pour arrêter ceux qui voudraient brasser quelque révolte[36]. »

Mais il ne la garda pas longtemps. Bernard de Cazenac la reprit par surprise en 1215 ; Castelnaud passa peu d'années après, par un mariage dans la famille de Caumont La Force, qui l'a conservé jusqu'à la Révolution de 1789. Ses ruines imposantes et pittoresques, semblables aux vieux châteaux démantelés des bords du Rhin, présentent encore des vestiges importants de la forteresse conquise par Simon de Montfort.

Au cours de cette seconde expédition des croisés en Périgord, Domme, Montfort et Castelnaud furent abandonnés sans coup férir au redoutable chef de la croisade ; leurs châtelains avaient échappé par une fuite rapide au juste châtiment infligé sous les murs de Biron à Martin d'Algays.

« Il y avait auprès de Castelnau un quatrième château-fort assez puissant, qui s'appelait Baynac. Le seigneur était le pire de tous ; il était le plus terrible des routiers et le plus violent des oppresseurs d'églises. Notre comte lui donna le choix entre ces deux propositions : ou bien restituer dans le délai fixé par le comte et par les évêques tout le produit de ses nombreuses rapines, ou bien voir raser les tours de sa forteresse.

Une trêve de plusieurs jours lui fut accordée pour lui permettre de fixer son choix.

A l'expiration du délai convenu, le châtelain de Baynac ne fit aucune restitution; Simon de Montfort se mit aussitôt en mesure de démolir ses remparts. Le tyran prétendit que sa forteresse devait être respectée, parce que seul dans la province il avait soutenu le roi de France contre le roi d'Angleterre. Le comte savait bien que son allégation était fausse et frivole ; il ne voulut pas modifier ses ordres.

Alors le sire de Baynac porta ses plaintes devant le roi de France ; mais il ne put rien obtenir[37]. »

Une autre chronique dit :

« La fameuse tour, appelée, des Sarrazins, fut brûlée, malgré la recommandation de Philippe-Auguste au comte de Montfort de ménager en la personne de Gaillard de Baynac l'allié du roi de France[38] (2). »

Il paraît assez vraisemblable que le roi de France intervint en faveur du sire de Baynac; car, plus heureux que Martin d'Algays, Bernard de Cazenac et le seigneur de Domme, il put conserver sa châtellenie et la transmettre à ses héritiers naturels, qui la possèdent encore aujourd'hui.

La puissante forteresse de Baynac est l'une des plus remarquables du Périgord par son style féodal, par son excellent état de conservation et par son style merveilleux.

« Ces quatre châteaux (Domme, Montfort, Castelnaud et Baynac) avaient été la .retraite de l'hérésie et tyrannie par l'espace de plusieurs ans ; mais après que les trois furent rasés et la garnison laissée à Castelnaud, la paix et repos s'en suivirent, non seulement au détroit sarladais, mais aussi en tout le Périgord et Quercy[39]. »

Simon de Montfort se dirigea vers Rodez, en passant par Rocamadour, où il s'arrêta pour délibérer sur l'extirpation définitive des Albigeois et la répression des routiers[40].

Cette étude consciencieuse et rapide sur les combats livrés en Périgord, pendant la croisade des Albigeois, a été faite d'après les documents contemporains publiés jusqu'à ce jour et notamment d'après la Chanson de la Croisade, la chronique de Guillaume de Puylaurens et l'histoire de la croisade par Pierre de Vaux-Cernay.

Depuis que Simon de Montfort « a rétabli la paix et repos en tout le Périgord et Quercy, » avec la sauvage énergie qui parfois a terni sa mémoire, d'autres guerres nationales ou civiles ont maintes fois ravagé les riches campagnes arrosées par la Dordogne.

Les longues luttes soutenues contre les Anglais ont répandu le sang et les ruines pendant deux cents ans; les guerres religieuses du temps de la Réforme ont aussi cruellement troublé la province; la période révolutionnaire des dernières années du dix-huitième siècle a détruit force châteaux et monastères.

Toutes ces transformations sociales ou politiques ont bouleversé le Périgord, en laissant subsister dans l'énergique langage du pays des souvenirs inconscients et cependant assez remarquables des quelques années pendant lesquelles l'albigéisme fut propagé parmi nos ancêtres.

Il n'est pas rare d'entendre encore dans nos campagnes les paysans jurer par ces deux blasphèmes manichéens : Doublé Diou ou Millo Doublé.

Il est cependant très juste d'ajouter que l'hérésie n'a subsisté que sous cette forme peu dangereuse.

Nos  populations n'ont même pas, comme celles du Languedoc, gardé au fond du cœur une haine traditionnelle contre Simon de Montfort et sa croisade. Les deux expéditions faites par le célèbre capitaine au détroit sarladais n'ont laissé dans les chroniques locales que des souvenirs confus.

Cette indulgence du Périgord pour le chef de la croisade des Albigeois nous paraît justifiée; car les représailles rigoureuses exercées par les croisés contre les hérétiques n'ont ordinairement frappé que des traîtres odieux ou des tyrans bien dignes des plus cruels supplices. Elles ont toujours porté sur les plus puissants parmi les coupables.

La croisade délivra d'une bien redoutable persécution les monastères, les églises, les châtelains paisibles, les bourgeois el le menu peuple, bien souvent victimes des cruautés atroces de ces Albigeois.

Les historiens modernes reviennent presque tous aujourd'hui sur l'appréciation défavorable à Simon de Montfort qui longtemps a prévalu dans l'Université de France.

Le jugement définitif à porter sur la croisade des Albigeois nous paraît être parfaitement rendu dans cette phrase de l’Histoire de l'Europe, par Lavisse et Rambaud :

« Organisés en sociétés secrètes, les Albigeois en vinrent aux pires excès. Des évêques furent expulsés de leur siège, des abbés chassés de leurs monastères, des prêtres égorgés. Les progrès de l'hérésie devinrent inquiétants[41] ».

Un jour viendra bientôt où Simon de Montfort, mieux connu, sera, malgré quelques incontestables abus de la force, regardé par tous les hommes de bonne foi comme un grand capitaine et comme un grand chrétien.

R. de Boysson.



[1] Chanson de la Croisade, vers 125.

[2] Revue des Questions historiques.

[3] Maréchal de Moltke. - Correspondance.

[4] La Chanson de la Croisade, vers 285, 2552, etc.

[5]              id.           id.           vers 1065.

[6]              id.           id.           tome 2, p. 14, en note.

[7]              id.           id.           vers 304 et suiv..

[8] Chapitre 55. - Hist. des Albigeois.

[9] Chanson de la Croisade vers 1920.

[10] Hist. litt. des troubadours, t. 2.

[11] Chanson de la Croisade, vers 1953, chiffre fort exagéré, croyons-nous.

[12] Bulletin de la Soc. arch. du Périgord.

[13] Razo d'un sirventés de Bertrand de Born : Al dous nou.

[14] Chanson de le Croisade, vers 2.100.

[15] Chanson de la Croisade, v. 2.420.

[16] Ibidem, v. 2.450 et suivants.

[17] Biron et Bigarroque faisaient partie du diocèse de Sarlat.

[18] Chanson de la Croisade, v. ( ???)

[19] Recueil des Historiens de la Gaule, tome XIX, page 65.

[20] Chanson de Roland, vers 3.970.

[21] Pierre de Vaux-Cernay (Bouquet, p. 66 A).

[22] Le chanoine Tarde met la prise de Biron en 1214 ; elle eut lieu en août 1212.

[23] Chanson de la Croisade. Introduction, p. XXXVIII.

[24] Dom Vaisselle, t. XXII, p. 34.

[25] Bibl. nat. Coll. Doat, p. 75.

[26] Recueil des hist. de la Gaule, t. 19, p. 98.

[27] B. N. fonds Périgord, LXX.

[28] Poésies de Bertrand de Born, Thomas.

[29] Histoire des Albigeois.

[30] De très nombreux pèlerins traversaient alors ce pays, allant de Cadouin à Rocamadour où on venait de découvrir le corps de Zachée.

[31] Chronique du chanoine Tarde, p. 72.

[32] Pierre de Vaux-Cernay.

[33] Chanson de la Croisade, v. 7688 et «  Ne pas oublier que l'auteur de la seconde partie de la chanson est ennemi acharné de la croisade ».

[34] Chanson de la Croisade, v. 8599.

[35] Le comte de Gourgues. — Le Saint Suaire de Cadouin, p. 253.

[36] Chronique du chanoine Tarde.

[37] Pierre de Vaux-Cernay.

[38] Bib. nat., fonds Périgord. Domme-Baynac.

[39] Chronique du chanoine Tarde, p. 72.

[40] Lettre pastorale de l'évêque de Cahors sur l'histoire de Rocamadour, p. 29.

[41] Histoire générale de l'Europe, t. II, p. 272.

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