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Source : Bulletin SHAP, tome XXVII (1900), pp. 143-158.

 

RIMES DE PIERRE DE LAVAL

DISCOURS  SUR LE MEURTRE DE L’EVEQUE FOURNIER

 

Dans le recueil manuscrit des Rimes de Pierre de Laval, poète périgourdin du xvr siècle, encore inédit, je trouve une pièce, un Discours en vers, que je crois devoir détacher de l'œuvre et publier tout d'abord. Alors même que l'auteur ne serait pas périgourdin, cette pièce, par le sujet qu'elle traite, aurait sa place toute naturelle dans le Bulletin de notre Société historique et archéologique. C'est en effet à l'occasion d'un événement périgourdin, d'un fait de la chronique locale, comme nous dirions aujourd'hui, du Périgueux de 1575, que le poète Laval a aiguisé en cette circonstance sa bonne plume de procureur périgourdin. Ces Rimes, pour reprendre le titre que Laval a donné à son œuvre, ont trait à l'assassinat de l'évêque Pierre Fournier que, dans la nuit du 14 juillet 1575, au cours des luttes religieuses quittèrent notre Périgord, ses serviteurs étranglèrent en son Chasteau Levesque, près de Périgueux. Ce serait certainement aujourd'hui, à raison de la qualité du personnage, et ce fut, à plus forte raison, en ces temps troublés, un gros événement. Par son caractère historique local, cette pièce mérite donc, à mon sens, d'être mise à part.

Le P. Dupuy, dans son Estat de l'Eglise du Périgord, ne dit pas grand'chose de l'évêque Fournier, et ce qu'il en dit ne paraît pas lui être très favorable. Il constate tout d'abord que Pierre Fournier prit possession de l'évêché de Périgueux en l'année 1561 et que, en cette même année, le pasteur Martin Brossier, venu de Genève, prêcha pour la première fois la doctrine protestante, « l'hérésie » en Périgord, ce qui est pour lui un triste présage. Puis, laissant de côté la personne de l'évêque, il montre les mouvements du protestantisme dans notre région et, à l'occasion des menaces dont Périgueux est l'objet de la part des partisans de la foi nouvelle, il écrit ceci :

« A raison de quoy, la Maison de ville députa deux bourgeois vers le sieur évesque qui s'estoit remis dans le Chasteau-Lévesque, duquel Mouvans l'année auparavant s'estoit rendu maistre       Ils prient donc leur prélat de se retirer en la ville, l'asseurans qu'il y seroit reçeu avec honneur et qu'on craignoit que derechef il ne tombast entre les mains huguenotes qui l'avoient rançonné quelques années auparavant ; sur ces justes et honestes demandes il respondit si cruëment qu'il augmenta le soupçon de son peu de fidélité envers eux... »,

laissant entendre qu'il aurait abandonné son château à Mouvans. Suivent plusieurs pages où l'évêque n'a point de part et où sont seulement racontées les luttes pour la religion en Périgord, luttes dont Pierre Fournier paraît s'être quelque peu désintéressé. Et, après avoir parlé de la famine de 1575, le P. Dupuy ajoute :

« D'autre part, les domestiques auvergnias de l'évesque Fournier ayant jette l'œil de concupiscence, à ce qu'on dict, sur des sommes notables d'argent que leur maistre avoit naguères reçeu pour quelque bénéfice, conspirent sa mort, et estant au Chasteau l'Evesque, la nuict du quatorziesme juillet, l'estranglèrent dans la descente d'un degré, le remirent mort dans son lict, et emportans ses escus se sauvent à la suitte.. . »

et cette mort très funeste est pour lui, comme la famine de la même année, une menace que Dieu fait à son peuple avant de le frapper.

L'oraison funèbre de l'évêque Fournier fut faite par le P. Esparvier, observantin, grand prédicateur, sur ce texte : Percutiam pastorem et dispergentur oves gregis, je frapperai le pasteur et les brebis seront dispersées.

En même temps, sans doute, Laval écrivait son Discours sur « l'accident », le recueil même de ses Rimes étant de 1576 et celles ci ayant été très certainement fabriquées sous le coup de l'événement. Le poète n'est pas tendre pour son évêque. Malgré les précautions oratoires du début, lesquelles reviennent â plusieurs reprises du reste, il nous fait de Pierre Fournier un portrait qui n'est pas flatté. Ce portrait est-il bien celui de l'original ? Tout semble le démontrer. Ce que dit le P. Dupuy lui-même, quelle que soit sa discrétion, n'a rien qui contredise absolument Laval. L'auteur de l’Estat de l'Eglise du Périgord est bien près de voir en l'évêque Fournier un hérétique, pactisant avec les huguenots, un indifférent tout au moins, et, à l'occasion de sa mort, il parle de sommes notables d'argent qui ont excité la concupiscence de ses domestiques. Du reste, c'est en vain que j'ai cherché dans son livre quelque éloge du prélat.

Laval serait-il, à quelques égards, suspect? Je ne le pense pas. S'il est tolérant, désireux de paix civile et religieuse, sentiment que l'on rencontre dans quelques-unes de ses poésies, il paraît être un excellent catholique et qui ne se serait pas permis d'écrire quoi que ce soit ressemblant à un pamphlet contre son évêque. Et il se serait encore moins permis de dédier ce pamphlet à un prélat considérable, l'archevêque de Bordeaux, qu'il oppose précisément à l'évêque et dont il fait le plus magnifique éloge, ne lui refusant aucune des qualités de l'homme et du chrétien, la charité, la bonté, l'humanité, table et maison ouvertes à tous, le premier en son église et le dernier, doué « de doctrine profonde », soit en « sçavoir divin ou bien humain », familier et bienveillant, se faisant des amis de tous, donnant aux pauvres et « festoyant les riches, tel en un mot qu'en lui tous devraient se mirer » et prendre exemple.

L'évêque Fournier est tout autre, et Laval ne voit pas dans sa triste fin une menace de Dieu à l'adresse de son peuple entraîné vers l'hérésie, mais la suite, et sans doute la punition de sa misérable vie. De nature aigrie et irritable, ne voulant prendre conseil que de sa fantaisie, se fâchant pour un rien, même avec ses amis, s'entêtant dans ses colères, soupçonneux et méfiant, abandonnant sa ville épiscopale pour vivre dans son village « clos et terré comme un sauvage », n'ayant d'autre souci que d'entasser des écus dans un coffre, ne se préoccupant point « de donner ordre au public agité et de monstrer sa charité », «toujours en bruit, peyne et querelle », l'évêque Fournier, au dire de Laval, ne paraît pas, en effet, avoir eu une existence bien gaie. Et Laval, lui, pour ne lui laisser aucune excuse, nous dit qu'il n'était ni maladif, ni goutteux, bien au contraire, « frais, gaillard et portable » et qu'il aurait pu « tenir fort bonne table dans la cité », ajoutant que tout Périgueux lui voulait du bien et qu'il y eut été plus en sûreté que dans son Chasteau Lévesque, gardé par « ses souldats d'Auvergne ».

Je le répète, Laval n'est pas suspect. Il rappelle qu'il lui a fait honneur en son vivant et que cela est notoire; il vante la fidélité de Périgueux à son Dieu, à son roy ; il parle des chanoines de ce temps en termes qui sont aussi respectueux que possible ; en un mot, il fait preuve de son loyalisme catholique et-monarchique. Son Discours mérite donc un entier crédit et il apporte à l'histoire périgourdine de nos luttes religieuses quelques traits intéressants.

C'est le 21 décembre 15 M, ainsi que l'indique sa lettre au seigneur de la Douze, que Pierre Fournier dut faire son entrée dans sa ville épiscopale. Laval, qui écrit en 1575, parle des 14 ans de prélature de l'évêque. Les évêques ayant coutume de faire leur entrée vêtus d'une cloche ou manteau de salin ou velours noir, qu'ils devaient laisser au chapitre, le document, publié par le Bulletin et relatif à l'entrée de Pierre Fournier, dit que, quant à la cloche, l'évêque a répondu qu'il n'en avait pas, mais « a promis à foi de prélat de donner la valeur ». Je veux et dois croire que cette obligation a été remplie comme toutes autres imposées au nouvel évêque; mais, de documents aussi publiés par le Bulletin, il ressort que notre évêque, ne se pressant pas « de s'acheminer au concile de Trente » et d'obéir sur ce point aux mandements du roi Charles IX, celui-ci donna ordre de saisir tous les fruits et revenus temporels de l'évêque, ce qui aurait, dit Laval, dû lui causer « un bien grand desplaisir ». En tout cas, si, au risque de causer « très grand dommage » au roi, l'évêque n'alla pas au concile, il alla ou retourna, tout au moins, à Château-l'Evêque, d'où est écrite sa lettre à M. de la Douze, où il fut tué et où il paraît avoir vécu la plus grande partie de sa vie épiscopale.

Château-l'Evêque ne lui paraissant même pas assez sûr, il poussa jusqu'à Angoulême, alors que Périgueux était « assurée jusqu'à ce jour tant bien elle estoit murée » et que d'Angoulême même on venait y chercher un refuge. Mais Angoulême fut pris et Fournier « rançonné ». Dupuy et Laval se servent du même mot, « de bons escus qu'il n'eust pour Dieu donné ». L'évêque ne rentra pas dans Périgueux où venaient se réfugier « les ecclésiastiques des environs, y apportant leurs reliques ». S'imaginant que le couteau ou le poison l'y attendaient, ce contre quoi Laval proteste énergiquement, il s'arrêta dans son Chasteau Lévesque, où il n'eut d'autre soin que d'amasser des écus et de les garder précieusement, s'entourant de gens de son pays d'Auvergne. C'était, dit Laval, « faire hazarder son domestique à desrober » et, en effet, une première fois, un de ses serviteurs lui vola six mille francs qu'il « despendit très mal ». Ceci ne le rendit pas plus avisé ni plus libéral, et, cette fois, ses serviteurs s'étant entendus l'étranglèrent dans son lit même, le récit diffère un peu de, celui du P. Dupuy, montèrent sur quatre chevaux et s'enfuirent « chargés de proye et riches de pillage ».

Laval appelle sur ces « chiens » toutes les foudres de la justice divine et humaine, mais cette mort n'en est pas moins pour lui une leçon à l'adresse de « ceux qui sont chagrins et avaricieux, impatiens, fascheux, intollérables », et il conclut « qu'il faut aux pauvres secourir pour se garder de telle mort mourir ».

Ce Discours, et au fond ce sera mon dernier mot, est, à mon avis, pour parler comme Montaigne, un discours de bonne foy. En la forme, je ne crois pas que Laval soit un poète plus mauvais que beaucoup d'autres qui ont eu les honneurs de l'impression. Ce n'est pas du reste sur cette pièce que je demande qu'on juge le poète. Je l'ai détachée du manuscrit à cause de son intérêt tout périgourdin et quelque peu historique. Mais, bien que je sache que nos sentiments en pareille matière sont un peu affaire de goût, je m'imagine volontiers que ces Rimes de Laval sont faciles, courantes, quelquefois pittoresques, et ont mérité peut-être d'être publiées, même à un autre titre qu'au titre anecdotique et périgourdin. J'aurai du reste l'occasion, un peu plus tard, de parler plus amplement du poète.

Ceci dit, je transcris littéralement, sans rien omettre, même les vers faux, s'il y en a, l'œuvre de Laval.

Discours de l'accident survenu à feu messin Pierre Fournier, en son vivant évesque de Périgueux, par ses serviteurs aux champs, en son Chasteau l’Evesque, la nuit du jeudy xiiij du moys de juillet 1575, dédié à reverendissime prélat, Monseigneur Anthoine, prince de Sansac, archevesque de Bordeaulx, primat de l'Aquitaine.

 

(suit la pièce en vers, non reproduite ici – C.R.)

30 novembre 1899.

Gustave HERMANN.

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