Source : Bulletin SHAP, tome
XXII (1895), pp. 426-440.
GEOFFROY Ier DE POMPADOUR[1] PRIEUR DE SAINT-CYPRIEN (1459-1501)
Une simple page
à ajouter à l'histoire de Geoffroy Ier de Pompadour. Mais une page intéressante, me semble-t-il,
et des plus inédites.
J'eus la bonne fortune, il y a
quelques mois, de mettre la main, aux Archives départementales de la Gironde, sur trois
ou quatre vieux parchemins égarés dans diverses liasses du fonds de
l'Archevêché. Les parchemins étaient du XVe siècle et donnaient des
détails piquants sur Geoffroy de Pompadour. C'était plus qu'il n'en fallait
pour mériter l'attention. La suite de cette étude me dispensera d'expliquer ici
comment ces documents se trouvent aux Archives de la Gironde, où nul ne songea
jamais à les chercher[2].
On n'a guère parlé de Geoffroy de
Pompadour, prieur de Saint-Cyprien, en Sarladais. Tout au plus a-t-on mentionné
ce bénéfice parmi les nombreuses prébendes de notre évêque. C'est pourtant un
titre qui le rattache plus étroitement au Périgord et le signale à nos études.
Les documents manquaient sans doute, et cette raison dispense de bien d'autres.
Les quelques pages qui vont suivre n'envisagent Geoffroy qu'à ce seul point de
vue. Mais aussi bien des considérations et des notes d'un intérêt plus général y
trouveront leur place.
Le prieuré de Saint Cyprien, dont
l'origine remonte peut-être jusqu'au VIe
siècle, relevait depuis le XIIIe siècle, mais quant au temporel
seulement, du domaine de l'archevêché de Bordeaux, comme dépendance de la châtellenie de Bigarroque. Les
archevêques avaient, dans la ville, haute et moyenne justice et recevaient
l'hommage des seigneurs bas-justiciers, parmi lesquels se trouvait le prieur du
couvent. Ils possédaient même à Saint-Cyprien une maison. Mais l'hommage étant
chose assez platonique, en somme, on conçoit que les archevêques aient éprouvé
le désir de lui adjoindre quelque chose d'un peu plus positif, à savoir les
revenus du prieuré : ils obtinrent donc souvent le titre de prieurs de Saint
Cyprien ou plutôt celui d'administrateurs perpétuels ; cette dernière
dénomination était réservée aux grands personnages auxquels leurs hautes
fonctions interdisaient la qualification plus modeste de prieurs. C'est ainsi qu'au commencement du XIVe
siècle, Bertrand de Goth, archevêque de Bordeaux, plus tard pape sous le nom de
Clément V, fut administrateur de Saint-Cyprien (1300-1304).
Au milieu du XVe siècle, le prieuré était loin de se trouver dans un état de bien haute prospérité matérielle. Fort éprouvé par les guerres anglaises, il ne rapportait guère que soixante livres de revenu annuel[3]. Cela suffisait pourtant, on le verra, pour exciter de nombreuses convoitises.
Vers le milieu de l'année 1456, le
prieur de Saint-Cyprien, — son nom nous est d'ailleurs inconnu, — vint à
mourir. Pour quel motif ne fut-il pas immédiatement remplacé? Nous l'ignorons
aussi. Toujours est-il que le monastère resta longtemps sans chef spirituel. Un
chanoine du prieuré, Jean du Puy la Mousque, s'empara du temporel et en jouit
paisiblement pendant neuf mois environ. Même, dans un acte du 6 juin 1457, il
s'attribue le titre de prieur.
Le 16 avril 1457 (v. st.), Pierre
de Losse, chanoine du même prieuré, recteur de l'église de Nadaillac, obtint
une bulle apostolique, donnée par Alain, cardinal et légat d'Avignon, adressée
à Arnaud[4], abbé de Terrasson, portant qu'il
jouirait des fruits, rentes et revenus du prieuré, évalués environ à soixante
livres tournois par an, jusqu'à l'élection d'un prieur.
L'élection eut lieu, sans doute,
quelques mois plus lard, mais dans des conditions que nous ignorons absolument.
Blaise de Grelle, archevêque de Bordeaux, prétend, dans les documents émanés de
lui, avoir reçu le prieuré de Saint-Cyprien, en qualité d'administrateur
perpétuel ou de prieur, le 3 août 1458. Je présume qu'il l'avait reçu par
élection, car, s'il l'eût tenu du roi, il n'aurait pas manqué de s'en
prévaloir.
La possession de Blaise fut loin
d'être paisible. Il vit se dresser devant lui un personnage puissant, Pierre de
Comborn, évêque d'Evreux, administrateur de l'abbaye d'Obasine, en Limousin.
Cet évêque n'est pas un inconnu pour les Périgourdins ; ses démêlés avec les
moines de Cadouin sont restés célèbres. Chargé par ces derniers, en 1456, de
conserver provisoirement, dans son abbaye d'Obasine, le précieux suaire qu'on
venait enfin d'arracher aux Toulousains, il se refusa plus tard à le restituer;
il fallut, en 1461, s'adresser au roi pour en obtenir la remise. Encore dut-on
attendre deux ans, et faire à Pierre de Comborn de bien dures concessions, par
exemple lui verser 700 écus d'or et lui abandonner jusqu'à sa mort le Sacré
Bandeau du Christ qui avait toujours accompagné le Suaire[5]. Peut-être ces rapports, amicaux
au début, lui procurèrent-ils, chez les moines de Cadouin, un appui tout au
moins moral, dans les circonstances que nous allons rapporter. Le champ des
conjectures est large ouvert. Dans tous les cas, les documents s'expriment
ainsi : « L'évesque d'Evreux lequel tient près d'illec l'abbaye d'Aubasine,
regardant que led. prieuré lui serait bienséant, a fait impetrer à Rome au nom
d'un sien neveu[6], nomé maistre Geoffroy de Ponpadour,
led. prieuré, taisant le droit que l'arcevesque de Bordeaulx a en icellui. »
Geoffroy de
Pompadour était à cette époque âgé de 29 ans. Il se décore dans les actes des
qualifications suivantes : Venerabilis
et scientificus vir dominus Gaufredus de Pompadorio, in lege licenciatus,
archidiaconus ecclesie cathedralis Viviatensis, cantorque ecclesie cathedralis
Evroicensis et canonicus ecclesie metropolitane Lionensis necnon canonicus ecclesie
cathedralis Lemovicencis. » Cette dernière qualification n'avait pas encore été
signalée, je crois.
Geoffroy de Pompadour obtint donc à
Rome, par l'intermédiaire de son oncle, l'évêque d'Evreux, une bulle de provision du prieuré de
Saint-Cyprien.
Un conflit était
inévitable. Les deux concurrents, forts tous deux de leur crédit et de leurs
titres, n'étaient, l'un ni l'autre, disposés à céder. Mais l'archevêque de
Bordeaux avait sur son jeune adversaire l'immense avantage de la possession
réelle, sans compter l'ascendant moral que lui donnait, à Saint-Cyprien, son
titre de haut justicier. Geoffroy de Pompadour, pour faire triompher le droit auquel
il prétendait, avait deux voies à prendre : s'adresser aux tribunaux dont la
lente procédure arriverait tôt ou tard à faire justice, ou bien se faire
justice lui-même et, sans autre forme de procès, faire valoir son droit, les
armes à la main. Le jeune et impétueux Geoffroy choisit ce dernier parti.
Cette décision n'est point faite
pour nous surprendre : on en usait de la sorte au XVe siècle; la justice était
ainsi plus prompte.
Ma plume enlèverait au récit de
cette lutte armée beaucoup de son pittoresque et de sa saveur; je préfère
laisser parler les documents eux-mêmes.
Dans une requête présentée au roi,
dans la suite, au nom de l'archevêque de Bordeaux, on lit le récit suivant :
«
Saichans lesd. evesque et maistre Gieffroy de Pompadour qu'ilz n'avoient ne
aucun d'eulx aucun droit aud. prieuré, et voyans qu'ils ne povoient trouver
façon ne manière de l'avoir par justice ne par voye directe, ont machiné de
avoir et de prendre une place forte qui est aud. prieuré par traison et
mauvaise cautelle, et pour parvenir a ce, le seigneur de Pompadour[7], frère dud. maistre Gieffroy, et led. evesque d'Evreux ont fait assembler
bien cent hommes de guerre et iceulx mener devant lad. place de Saint-Cibran[8], cuidans avoir icelle captieusement par le
moyen d'aucuns avecques, lesquels ils avoient compousé de la leur bailler et
livrer et mestre lesd. gens de guerre pour la tenir, tirer et mettre hors
d'icelle ceulx qui dedans estoient, et ce au desceu de l'arcevesque de
Bordeaulx. Ce qu'ilz eussent fait et avoient entention de faire, se n'eust esté
ung de ceulx qui la devoient ainsi livrer qui les a descouvers et ont esté
prins ceulx qui livrer la devoient et ont confessé la vérité, comment led.
seigneur de Pompadour et led. evesque d'Evreux devoient aler devant et prendre
lad. place par leurd. moyen et qu'ilz devoient entrer par une faulce porte ».
Le
journal de ce coup de main nous a heureusement été conservé. Je l'ai retrouvé
dans les comptes de l'archevêché, parmi la fastidieuse énumération des dépenses
d'un envoyé spécial de l'archevêque à Saint-Cyprien. Cet envoyé, dont je n'ai
pas le nom, était parti de Bordeaux le 25 avril 1459, accompagné d'un nommé
Gonyn de Rinhac, du page de ce dernier et de l'archiprêtre de Fronsac, pour
présider à l'exécution d'une « fesillere »[9] dont on avait terminé le procès.
II s'y trouva fort à propos pour défendre des intérêts d'un tout autre ordre,
et je lui laisse la parole pour le récit au jour le jour des événements dont il
fut le témoin, sinon l'un des principaux acteurs :
« Le
premier jour de juing (1459), il vint nouvelle que Pompadour envoyoit graint
nombre de gens d'armes pour avoir par trayson le prieuré dud. lieu de
Saint-Cybran, par quoy convint avoir des compaignons pour la garde d'icellui.
Led. jour, je envoyé ung homme hastment à
Bourdeaux pour dire à monsr. le vicaire qu'il me envoyast Gonin.
Le lundi IIIIme
jour de juing, le seigneur de Coulonges et aultres aliez dud. Pompadour
entrèrent à Saint-Cybran sans se que on en sceust riens et me vint dire leur
hoste qu'il estoit nécessité me fournir de pain, car, selon son advis, ilz
avoient intention de faire quelque mal premier qu'ilz partissent, par quoy je
prins le pain de la ville.
Item à ung charpentier pour sa paine d'avoir fait devand la porte dud.
prieuré ung bollevart et renforcé le guichet de ladicte porte et aussi
pareillement avoir mis à point la porte qui est près la porte de la ville, et
oultre avoir reffait les guérites tant dessus la porte de l'églize que alleurs,
à luy payé à plusieurs fois ?..,
Item pour despense faicte à Belver par les compaignons qui vindrent por
secourir aud. Saint-Cybran tant à leur parlement que à leur retour, paié.......................... X s. t.
Item pour despense faicte par le juge et aultres quant il examina les
deux traites, paié .
... X s. t.
Item quant les deux traites s'eschappèrent,
ils emblevèrent et emportèrent la selle de mon cheval que avoit mené le seigneur
de Serval, par quoy m'en convint achecter une autre , et pour ce paié , XXV s. t.
Item le jeudy
XIIIlme jour de juing, je party dud. Sainct-Cybran por venir à
Bourdeaux.
Item pour la
despense de Noël des Aages, moy et du paige Gonin, lequel me venoit quérir
hastmendt aud. Sainct-Cybran por le double qui y estoit.
Item le dymenche
VIIIe[10]
jour de juillet, les gens de mons. Darzent arrivèrent aud. Saint-Cybran et leur
fut baillé la possession le lendemain au matin, par quoy je paié Jehan la Birdde, arbalestrier, lequel avoit
servy environ cinq sepmaines, pour ce paié. XXVII s. VI dst.[11].
Le prieuré étant
ainsi en sûreté, l'envoyé partit pour Belvès, où l'archevêque avait une maison.
» Item le
vendredy XXe jour d: juillet, les gens de mons. d'Argent m'envoyèrent
ung homme pour me dire que à toute diligence retournasse aud. Saint-Cybran et y
menasse les arbalestriers pour ce qu'ilz se doubtoient qu'ilz ne feussent assez fors, ce que je fis.
Item le samedy de matin XXI" juillet, le
seigneur de Corgnac, le sr de Serval et aultres vindrent aud.
Saint-Cybran cuidans que noz adversaires feussent devandt. »
Mais
aucune autre tentative ne fut essayée : sans doute Geoffroy ne voulut pas
pousser plus avant sa lutte à main armée ; il préféra la transporter sur un
autre terrain. L'envoyé de l'archevêque resta à Saint-Cyprien jusqu'au 12 août,
mais il en fut pour ses frais d'arbalétriers et de gens d'armes.
Pendant ce temps, on n'était pas
resté inactif : l'un et l'autre concurrent avaient fortement intrigué à la cour,
où se trouvait même l'archevêque de Bordeaux. Nous allons entrer désormais dans
une ère nouvelle, celle des procès. Or, la procédure était fertile à cette
époque.
Dès les premières tentatives à main
armée, Blaise de Grelle, bien en crédit à la cour, obtint du roi Charles VII
des lettres patentes « adressans au seneschal de Pierregort..., par lesquelles
luy fut mandé qu'il se informast ou feist informer de et sur lad. traison,
machination et entreprinse et autres voyes de fait et qu'il adiournast ou feist
adiourner lesd. de Ponpadour, ses aliez et complices a comparestre en personne
jusques au nombre de trois, et les autres simplement, et avesques ce afin qu'il
leur feist ou feist faire inhibition et deffence de par le roy qu'ilz ne
feissent ou feissent faire aucune voye de fait et n'empeschassent l'arcevesque
de Bordeaulx en la joyssance dud. prieuré de Saint-Cibran. » Les lettres furent
adressées au mandataire de l'archevêque à Saint-Cyprien. Celui-ci, pour en
avoir « l'estache » alla à
Sarlat, où elle
lui fut refusée « disant que le lieutenant general la devoit signer. » Il
envoya alors Mr Pierre Combrailhe à
Périgueux et
ensuite à « Pierre Beuffière en Lymozin » où on obtint enfin l'estache
désirée.
En exécution de ces lettres,
assignation fut donnée à
Geoffroy de
Pompadour et un procès fut engagé devant le sénéchal de Périgord, ou plutôt son
lieutenant à Sarlat, sur la possession de Blaise et le trouble qui y avait été
apporté. Premier procès au possessoire.
Mais de son côté et presque en même
temps, Geoffroy avait intrigué en cour de Rome : il en obtint une bulle,
adressée à l'official de Limoges, lui ordonnant d'informer. En exécution de
cette bulle et à la suite de l'information secrète à laquelle elle donna lieu,
l'official, sans appeler l'archevêque, fulmina au profit de Geoffroy une
sentence par laquelle « il admonesta l'arcevesque de Bordeaulx et tous autres
que de dens troys jours, sur peine d'excommunicement, om le souffrist et
laissast joyr dud. prieuré nonobstant oppositions ou appellations. » L'archevêque
protesta de l'illégalité de cette sentence qu'il qualifie d'inique et de
contraire au droit et aux ordonnances, et en fit appel. Second procès, au
pétitoire celui-là[12].
Les procès pouvaient ne pas aboutir
ou du moins traîner en longueur. Or, Geoffroy désirait avant tout entrer au
plus vite en possession des rentes et revenus du prieuré. Pour atteindre plus
sûrement son but, il attaqua l'archevêque sur son propre terrain. Ici la lutte
s'échauffe et peut nous donner une idée des mœurs judiciaires de l'époque.
Le 23 août 1459, Geoffroy parvint à
obtenir, en chancellerie royale, sans doute à prix d'or, « certaines lettres de
complainte en cas de saisine et de nouvelleté » datées de Chinon. La complainte
était une voie de procédure ouverte au possesseur d'an et jour évincé de sa
possession. Or, on s'en souvient, Blaise était en possession réelle depuis,
affirme-t-il, quatorze mois. Geoffroy, néanmoins, n'hésita pas à se prétendre
possesseur d'an et jour et obtint, en cette qualité, des lettres ordonnant sa
remise en possession. Douze jours après, le 5 septembre, il fit assigner
l'archevêque à comparaître le 15 devant la porte de la ville de Saint-Cyprien
pour voir mettre à exécution ces lettres de complainte. Au reçu de cette
assignation, nouvel appel de l'archevêque devant le sénéchal. Troisième procès,
au possessoire encore.
Le 15 septembre,
l'archevêque obéit à l'assignation ; mais par la voix de Pierre Combrailhe et
d'Adhémar la Borie, licencié en droit, il s'opposa à l'exécution, la complainte
étant frappée d'appel.
Huit jours plus
tard, sans perdre un instant, Geoffroy obtient de nouvelles lettres patentes
données à Chinon le 24 septembre, « par lesquelles il est mandé mectre à
exécution les dessusd. lettres de complainte, nonobstant l'appon dud.
arcevesque et quelconques autres appellations faictes ou à faire. »
Il n'y avait plus à résister, et le
22 octobre 1459, André Langeron, sergent royal, dut, sur nouvelle assignation à
l'archevêque, mettre verbalement sous séquestre le prieuré de Saint-Cyprien.
Mais une mise sous séquestre purement verbale n'était pas la possession réelle
tant enviée par Geoffroy et qu'il n'obtint pas de longtemps. Bien entendu,
nouvelle opposition de l'archevêque.
Pendant ce temps, autres lettres
patentes, obtenues cette fois par Blaise, datées de Chinon le 27 septembre,
convertissant en opposition, dans un but probable d'abréviation de délais,
l'appel interjeté par Blaise de la complainte du 23 août, et portant à son
profit maintenue en possession du prieuré de Saint Cyprien.
La procédure se
poursuivit sans nouvel incident devant le sénéchal pendant plusieurs mois.
Geoffroy, fatigué de tant de coûteuses démarches[13], modéra sans doute son
impétuosité. Il ne paraît pas avoir poussé plus loin la lutte, ou du moins les
documents ne nous sont point parvenus. Seulement l'archevêque, qui s'était trop
avancé en offrant de prouver sa possession depuis 14 mois, se vit obligé de
réduire son offre de preuve à un an et huit jours. Il obtint en ce sens de
nouvelles lettres royales, datées de Chinon le 5 février 1459 (v. st.), qui
paraissent plutôt une surabondance destinée à impressionner le juge qu'une
nécessité véritable.
Les documents
s'arrêtent ici. Comment se terminèrent ces multiples procès? Nous l'ignorons.
Il serait bien possible qu'ils ne se fussent jamais terminés. Longtemps encore
l'archevêque Blaise resta en possession de son prieuré. Trois ans plus tard, en
1462 (v. st.), plusieurs actes[14], en date notamment des 15 et 25
février, par lesquels il donnait à emphytéose des terres sises à Costegrand,
paroisse de St-Cyprien, le qualifient toujours de « prior sive perpetuus administrator monasterii conventualis
Sancti-Cipriani. » La même
année, il cède à ses sujets de Saint-Cyprien le droit de Cot[15], c'est à-dire l'amende qui lui
appartenait sur ceux qui causaient quelque dommage, « ratione damni dati » ; et cela, pour la réparation des
rues et des murs de la ville, « ad reparationem itinerum publicorum et mureta, siie los murs, dicti loci. » Cette amende était fixée à trois
sols tournois.
Cependant, en
1463, une note du Gallia christiana signale Geoffroy de Pompadour comme prieur de
Saint-Cyprien.
Peut-être Geoffroy, dans le courant
de l'année 1463, avait-il gagné son procès et obtenu la possession réelle du
prieuré. Peut-être, et plus vraisemblablement, prenait-il, dès l'origine, dans
les actes émanés de lui, la qualification de prieur de Saint-Cyprien. Les
documents nous manquent pour rien affirmer. Toujours est-il que Blaise de
Grelle mourut en 1467 et qu'après sa mort Geoffroy resta seul et incontestable
prieur.
Il conserva
longtemps ce bénéfice. Même, le 17 juillet 1485, il obtint à Rome une bulle lui
permettant de posséder, en même temps que l'évêché du Puy, de nombreuses prébendes,
parmi lesquelles figure le prieuré de Saint-Cyprien, en Sarladais[16].
L'administration de Geoffroy de
Pompadour à Saint-Cyprien nous est assez inconnue. On pourrait croire
qu'absorbé par de plus graves préoccupations, il ne se souvint guère de son
prieuré autrement que pour en percevoir les revenus. Cependant si les archives
du prieuré nous étaient parvenues, nous y trouverions assurément la trace
profonde du passage de Geoffroy, dont le caractère impérieux laissait partout
son empreinte autoritaire. Des inventaires du xviiie siècle nous rappellent du moins les actes multiples faits
à Saint-Cyprien par son ordre et sous sa haute direction. Il fit rédiger de
nombreux terriers. L'un d'eux était intitulé : Assisiae bassae jurisdictionis loci et parrochiae Sti
Cypriani pro dominis priore et domicellis ejusdem loci et anni Dni 1492.
» Mais que sont
devenus ces précieux parchemins? — Je vais néanmoins mentionner brièvement les
quelques actes qui sont arrivés jusqu'à nous.
7 décembre 1489. Reconnaissance consentie par Jeanne Stronelle
veuve de Jean Corretz en faveur de messire Geoffroy de Pompadour, évêque du
Puy, prieur commendataire du prieuré de St Cyprien, d'une terre confrontant................................................................................ ,
etc.
3 février 1489 (v. st.).
Reconnaissance consentie par Jean Bessac en faveur de monseigneur Geoffroy de
Pompadour, évêque du Puy et prieur commendataire de St-Cyprien, d'une terre
ci-devant pré, sise à Luziers, contenant un demi-journal, moyennant un sol de
rente, avec autant d'acapte.
Ces deux actes retenus par de
Boria, notaire[17].
En 1492[18], « fuit inhibitum habitatoribus presenti loci, sub pena
septem solidorum, ne haberent tenere aliquos cartones nisi essent sigtiati et
marcati de et cum marca domini prioris. »
La même année, « instante procuratore curiae, fuit inhibitum omni
manierei gentium ne habeant ponere vinum infra villam Sti Cipriani nec crures ejusdem, nisi de tempore
vindemiarum hinc ad festum beati Martini hyemalis, pena septem solidorum et
confiscationis predicti vini, » les officiers de police avaient sans doute reçu à ce
sujet des ordres sévères, car l'année d'après, on n'hésita pas à condamner à
l'amende le puissant seigneur de Beynac lui-même et à lui confisquer son vin «
pour avoir contrevenu aux susd. inhibitions. »
En 1492 encore, nouvelle ordonnance
sur la police des rues de Saint-Cyprien, ordonnant le nettoyage et la réparation
de la fontaine de l'Alba, « portant défense de brier du chanvre ny lin dans les
rues et de faire du feu joignant les murailles, » et condamnation contre un
certain Gérald Boria « quod
alias per presentem curiam fuit generaliter prohibitum omni maneiriei gentium
ne haberent rumpere muros villae Sti Cypriani nec impedire vallatum, sub certis magnis penis
[19] ».
En 1493,
toujours dans le même but de police, il fut défendu aux bouchers de vendre la
viande plus cher qu'à Sarlat et fait à tous les habitants « nouvelles défenses
d'abreuver les cochons dans les rues et de les abandonner sans gardien. »
Enfin, en 1495, un boucher fut mis
à l'amende et interdit de son office « pour
avoir vendu de la truye pour du cochon » et, chose plus grave, un religieux
du prieuré lui-même, le chanoine de Puy-la-Mousque, prieur de Saint-Barthélémy[20], fut condamné à l'amende et son
carton confisqué, pour ne l'avoir pas fait marquer à la marque du prieur. Led.
Puy-la-Mousque prit condamnation, se soumit à l'ordonnance de la cour et paya
l'amende. »
Si j'ai rapporté tous ces actes
accomplis par les officiers de basse-justice de Saint-Cyprien au nom du prieur,
c'est pour montrer qu'ils avaient dû recevoir l'ordre sévère de faire respecter
ponctuellement tous les droits féodaux du prieuré et surtout, sans doute, d'en
percevoir jusqu'au dernier sol tous les revenus et toutes les amendes.
Cette rigueur
valut à Geoffroy de Pompadour des difficultés sérieuses avec Boson de Fages[21], bas-justicier lui aussi de la
ville de Saint-Cyprien et voisin redoutable du prieuré. Les difficultés
s'élevèrent au sujet des droits respectifs du prieur et du seigneur de Fages
sur la basse-justice et la police de Saint-Cyprien[22]. Plusieurs procès s'en, suivirent,
dans lesquels intervint l'archevêque de Bordeaux en sa qualité de haut
justicier. Mais les procès s'éternisant, on prit le sage parti de s'entendre.
Une transaction fut conclue, à la date du 30 juin 1500, par laquelle le prieur
reconnaissait entièrement les prétentions de Boson de Fages sur la moitié indivise
de la basse-justice et la police de Saint-Cyprien, sauf cependant sur un point
de détail, le droit de leude[23] et de marque des mesures
exclusivement attribué au prieur.
On profita de la circonstance pour
s'entendre sur d'autres points litigieux. C'est ainsi que le même jour, 30 juin
1500, intervint, devant Guillaume de Boria, notaire, une seconde transaction
entre Geoffroy de Pompadour et le même Boson de Fages, « au sujet d'un cercle
noir que ledit Boson avait fait placer à la chapelle de Fages, fondée dans le
prieuré, et sur lequel il avait fait peindre ses armes lors du décès de sa mère
Jeanne de Beaupuy »[24].
Ces dernières difficultés
avaient-elles lassé Geoffroy de ce maigre prieuré de Saint Cyprien qu'il avait
tant envié? Peut-être, car, en 1501, il le cède à son neveu, Geoffroy II de
Pompadour, lui aussi évêque de Périgueux et grand aumônier du roi.
De ces quelques documents quel
intérêt se dégage ? D'abord, dans un ordre d'idées très général, on y peut
saisir sur le vif les mœurs rudes, âpres et énergiques des aïeux du XVe
siècle, de cette féodalité décadente, fille, mais combien dégénérée, de la
génération de Jeanne d'Arc. On y peut voir la noblesse batailleuse prête à
renouveler les guerres privées qui avaient désolé les siècles précédents; le clergé,
avide du moindre bénéfice, revendiquer ses droits les armes à la main, et le
roi lui-même rendant la justice par des lettres patentes contradictoires
données à huit jours d'intervalle.
On pourrait en
tirer aussi quelques traits pour compléter l'image que nous devons nous faire
du Périgord à cette époque. S'il ne faut parler que de cette minuscule cité de
Saint-Cyprien, il me semble voir revivre la petite ville d'alors, avec ses
remparts, ses fossés, ses portes, ses boulevards. Qui reconnaîtrait la place
forte de l'époque dans le chef-lieu de canton d'aujourd'hui, où l'on aurait
peine à retrouver un pan de mur du XVe siècle ?
Enfin, et c'est surtout leur
utilité, ces lignes pourraient nous aider à jeter un peu de lumière sur cette
figure si complexe de Geoffroy Ier de Pompadour. Peut-être à la
lueur de ces documents, devinerions-nous une toute autre âme que celle du
prélat doux, affable et beau diseur qu'on a voulu voir en lui. Nous
apercevrions, à travers la brume de quatre siècles, cet évêque batailleur qui
commence par revendiquer, les armes à la main, contre un archevêque de
Bordeaux, un mince bénéfice; tenace dans ses projets, intriguant tantôt à Rome,
tantôt à la Cour, il obtient évêchés sur évêchés, commendes sur commendes et
conserve le tout ensemble ; puis, ambitieux de race, il arrive aux plus hautes
fonctions, y poursuit ses intrigues qui lui valent une accusation de haute
trahison et un exil ; enfin, rentré en grâce, il se pare du titre pompeux de
grand aumônier de France, et continue à la Cour une haute carrière politique
que nous ignorons encore. Et pour un peu, je l'avoue, je me plairais à le représenter à cheval, casque en
tête, rapière au côté, la croix épiscopale étincelant sur sa cuirasse d'acier,
très féodal et très gentilhomme au milieu de ses gens d'armes bardés de fer.
A.
Jouanel.
[1] Sur Geoffroy de Pompadour, voir la savante notice de M. Joseph Mallat, publiée au Bulletin, t. XXI, pp. 167 et suiv.
[2] Je dirai tout de suite, afin de
n'avoir pas à y revenir, quels documents ont inspiré ce travail :
1° Opposition
faite par l'archevêque de Bordeaux à l'exécution de la complainte de Geoffroy
de Pompadour, 15 septembre 1459. Parchemin. Archives départementales de la
Gironde, G. 187;
2° Conversion d'appel en opposition en faveur
de l'archevêque de Bordeaux, 5 février 1459 (v.
st.). Parchemin. G. 187;
3° Papier informe contenant diverses notes et
intitulé : Extrait des lettres
produites par Geoffroy de Pompadour. G. 209;
4° Comptes et dépenses générales de
l'archevêché de Bordeaux, pour l'année 1459. Registre papier, fol. 425 et suivants. G.
240.
Ces quatre documents sont tous originaux et de l'époque.
[3] Déduction faite, sans doute, de la nourriture des religieux et des frais du prieuré. Consulter à ce sujet une liste des revenus du prieuré de Saint-Cyprien, en 1426, conservée aux Archives départementales de la Dordogne, et dépendant de la collection de feu M. Audierne.
[4] Cet abbé ne parait pas mentionné sur la liste du Gallia christiana.
[5] Histoire du Saint-Suaire de Cadouin, par le P. Carles, p. 57 et suivantes. Paris, Poussielgue, 1875.
[6] Pierre de Comborn était sans doute le frère d'Isabeau de Comborn, mère de Geoffroy de Pompadour.
[7] Sans doute Jean II, seigneur de Pompadour, Arnac, Chanac, etc., plus tard conseiller du roi Louis XI.
[8] Sanctus Subranus, St-Cibran, St-Cyprien. On dit encore en patois Saint-Cibro.
[9] Sorcière. Ce mot est encore d'un usage courant en patois sarladais.
[11] 27 sols, 6 deniers-sol tournois.
[12] Depuis trois ou quatre siècles, les matières bénéficiales étaient le sujet d'intarissables disputes juridiques. L'Eglise avait la prétention de les réserver entièrement à sa juridiction. Devant cette règle absolue, les légistes royaux s'ingénièrent à distinguer entre le pétitoire et le possessoire. Les causes bénéficiales seraient bien réservées aux jugea ecclésiastiques, mais au pétitoire seulement. S'il ne s'agissait que d'une question de possession, les juges laïques seraient seuls compétents. C'est ainsi qu'en l'espèce actuelle, le procès possessoire fut porté devant le sénéchal et le pétitoire devant l'official.
[13] Il fallait pour obtenir des
lettres patentes, non seulement verser les droits de chancellerie, mais encore
payer à boire aux clercs expéditionnaires, comme nous l'apprend ce curieux
article des comptes de l'archevêché :
« Item à Johannes pour despenses, par lui faictes en alant, venant et séjournant à la Court, querir plusieurs lettres qu'il convenoit pour led. St-Cybran et ycelles avoir portées aud. St-Cybran ou il a vacqué par l'espace de XX jours tant en despenses que pour le vin des clercs, a lui paié.. VI 1. Vs, VI d. st. ».
[14] Arch. dép. de la Gironde, G. 184 et 187.
[15] On trouve encore mention de ce droit au commencement du xviie siècle. Par un acte du 10 avril 1614, les habitants de Saint-Cyprien l'afferment pour un an moyennant la somme de cinq livres. — Arch. dép. de la Gironde, G. 184.
[16] Dupuy, Estat de l'Eglise du Périgord, II, p. 161.
[17] Archives de la famille de Beaumont (transcrit par M. L. Carvès).
[18] Tous les documents qui suivent proviennent des Arch. dép. de la Gironde, G. 184.
[19] Ce document constate que dès le XVe
siècle, on commençait à démolir les remparts et à combler les fossés. Comment
s'étonner dès lors qu'il n'en reste plus de trace aujourd'hui, après quatre
siècles de démolitions successives ?
[20] Sans doute Saint-Barthélemy de Lussac, aujourd'hui commune de Saint-Cyprien.
[21] Fils d'Etienne de Fages et de Jeanne de Beaupuy.
[22] Les procès relatifs à la haute, la moyenne et la basse-justice de Saint-Cyprien commencèrent au XIIIe siècle et ne se terminèrent qu'à la Révolution.
[23] Droit perçu sur les marchandises portées au marché; ce mot est encore usité en patois sarladais.