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Source : Bulletin SHAP, tome XXII (1895), pp. 420-426.

BERNARD DE GRÉSIGNAG ET GUY DE LASTEYRIE, COMMISSAIRES-REFORMATEURS DU PERIGORD, DU SARLADAIS ET DU LIMOUSIN, EN 1373.

 

Au commencement de l'année 1373, époque à laquelle se rapportent les deux documents qui vont suivre, la France, par la prudente et habile administration du roi Charles V, avait en partie réparé ses désastres et voyait peu à peu renaître sa prospérité. La guerre de Castille l'avait délivrée des Grandes Compagnies, et la victoire navale remportée devant La Rochelle par Boccanégra venait de porter un coup décisif à l'influence anglaise. Découragé, le prince de Galles s'en était retourné en Angleterre. La lutte cependant se poursuivait sans relâche en Aquitaine, où un grand nombre de villes et de places fortes tenaient encore pour le parti anglais. Afin de mieux organiser l'attaque, le duc d'Anjou, gouverneur du Languedoc, institua sous ses ordres des commissaires-réformateurs munis des pouvoirs les plus étendus. C'est à ce titre qu'au mois d'avril 1373, Bernard de Grésignac se présenta devant les maire et consuls de Périgueux pour leur demander un secours en argent destiné à payer la solde des troupes royales occupées au siège de Condat. Bernard de Grésignac savait l'attachement des habitants de Périgueux à la couronne de France ; aussi venait-il en toute confiance réclamer leur appui. Il ne se trompait pas. Quoique ruinés par une guerre où ils avaient sacrifié, sans jamais se plaindre, et leurs personnes et leurs biens, les gens de Périgueux lui comptèrent aussitôt 2,000 francs d'or, somme énorme si l'on considère la valeur de la monnaie à cette époque.

Bernard de Grésignac leur en fit une reconnaissance, dans laquelle il s'obligeait à leur faire restituer cette avance sur la prochaine imposition levée dans la région du Périgord, du Sarladais et du Limousin. Au bas de l'acte original sur parchemin, conservé dans les archives de la ville de Périgueux (CC. 14), et daté du mardi après Pâques (19 avril) 1373, le commissaire-réformateur fit apposer son sceau, disparu malheureusement aujourd'hui, et, suivant un usage fréquemment observé de son temps, et comme pour donner plus de valeur à son engagement, il fit transcrire à la suite le texte de sa commission.

Des lettres du même genre avaient été délivrées quelques mois auparavant par le duc d'Anjou à l'évêque de Limoges et ont été publiées par Secousse (1). Celles de Bernard de Grésignac et de son collègue Guy de Lasteyrie diffèrent toutefois des premières, non seulement par la rédaction, mais aussi par l'étendue des pouvoirs et permettront mieux de juger du désarroi qui régnait alors dans les provinces du midi.

Les droits conférés à Bernard de Grésignac et à son collègue Guy de Lasteyrie sont, en effet, presque royaux. S'il leur est interdit d'aliéner le domaine de la couronne, ils peuvent d'ailleurs lever des troupes, assiéger les villes et châteaux, les « diruir et mettre par terre, » traiter avec l'ennemi, recevoir tous serments de féauté, imposer tels subsides que bon leur semblera, connaître de toutes les causes tant au civil qu'au criminel, faire et créer des juges, prévôts, baillis et autres officiers de judicature, anoblir les particuliers, confirmer les privilèges des villes, etc. « Et nos promettons, ajoute le duc d'Anjou, à tenir et faire tenir et avoir ferme et agréable et à les faire confirmer par mondit seigneur [le roy], toutes fois que nous en serons requis comme filz de roy, toutes les choses et chascune d'icelles que auront esté faites par nosdis conseillers et chascun d'eulx. »

On pourrait se demander si, à aucune autre époque de notre histoire, un envoyé extraordinaire a été investi par le roi lui-même de semblables pouvoirs.

Michel Hardy.

 

Quittance de 2,000 fr. d’or délivrée aux consuls de Périgueux par Bernard de Grésignac.

 

Bernardus de Grazinhaco, domicellus, vicarius regius Tholose (2) gubernator ac reformator in partibus Petragoricen[sibus], Sarlaten[sibus] et Lemovicen[sibus], per dominum nostrum ducem Andegavensem, germanum et in occitanis partibus locum tenentem domini nostri Francie regis specialiter deputatus, universis presentes litteras inspecturis, salutem.

Notum facimus quod maior et consules ville Petragorensis volentes solitam et benignam hobedientiam quam habent ad dictos dominos nostros servare et continuare, nobis dicto gubernatori tradiderunt nosque mutuo recepimus ab eisdem reali numeratione duo milia francos auri convertendos et tradendos causa vadiorun debitorum stipendiariis regiis existentibus in dictis partibus Petragoricensibus, videlicet in obsidio posito ante locum de Condato rebellem (3). Cujusmodi duo milia francos auri nos idem gubernator promittimus nomine regio dictis maiori et consulibus presentibus et stipulantibus facere reddi et restitui eisdem de pecunia imposicionis ponende et exhigende in partibus antedictis, eo videlicet casu quo dictam imposicionem poni et levari continget de prima pecunia percipienda exinde. In quorum premissorum testimonium, sigillum nostrum proprium hodierna die martis post festum Pasche , anno Domini millesimo trecentesimo septuagesimo tercio. apponendum duximus presentibus nostris litteris copiam potestatis nostre continentibus in hunc modum :

Lettres du duc d'Anjou instituant B. de Grésignac et G. de Lasteyrie commissaires réformateurs du Pêrigord, du Sarladais et du Limousin.

LOYS, filz de Roy de France, frère de mossieur le Roy et son lieutenant en toute la langue doc, duc d'Anjou et de Touraine et conte du Mayne, à touz ceulz qui ces présentes lettres verront et oiront, salut.

Comme le pais de Pereguers, de Sarlades et de Lemozin soient de présent sanz gouvernement et moult grevez par les ennemis de Monsieur et nostres, et aussi ait es diz pais plusieurs gens d'armes subgiez et aus gatges de mondit seigneur et de nous, sanz capitaine et gouvernement de part nos, pour quoy est nécessité de y pourveoir, ourdener et commettre gens qui sachent et puissent réparer les choses mal faites, norrir et conserver les subgiez de mondit seigneur et nostres et acroistre la conqueste, Savoir faisons que nous confians à plain du senz, loyauté, prodomie, discrécion et bonne diligense de noz amez et féaulz conseillers, mess. Guy Lasteyrie (4), chevalier et maistre dez requestes de mondit seigneur et nostres, et Bernart de Grézinhac, viguior de Thoulouse pour mondit seigneur, yceulx avons commis, ourdenez et establiz, eulx deux ensemble et chescun par soy, ourdenons, commetons et establissons par la teneur de ces présentes, commissaires réformateurs, ourdeneours et gouverneurs dudit pais, et leur avons donné et donnons et à chescun d'eulx, plain povoir; auttorité et mandement especial de retenir et recevoir gens d'armes aux gatges de mondit seigneur et nostres, tant et tel nombre comme il leur pleira et que bon leur semblera ; et de ceulx que nous avons retenuz ou que noz diz consseillers retendront, mètre es lieux, villes, chastiaus et plaices qu'il leur pleira et que nécessité sera, et de y ceulx casser toutes fois qu'il leur sera avis bon du fayre ; de faire guerre et mètre sièges aus ennemiz de Mossieur et nostres ; de assaillir villes et lieux, chastiaus et fourteresses et les contraindre venir à la hobeissance de mondit seigneur et nostre le plus asprement et rigoresement que il pouront, après ce que ils en auront esté par eulx ou l'un de eulx amiablement requis; de requerre toutes manères de genz, prélaz, nobles, communes de venir à la dicte hobeissance ; de recevoir sermons de eulx de féauté et autres sermens que appartiennent à faire et à recevoir en tel cas; de donner les biens des rebelles à vie ou à héritatge ; de rapeler les diz dons si ceulx de qui il avoient esté viennent à la dicte hobeissance ; de donner patis et souffrances (5), saufz conduytz et autres seurtez à lieux, villes et chastiaus et à toutes autres manères de personnes, de quelque estat ou condicion qu'il soient ; de rapeler et révoquer touz patiz et souffrances que ont esté donnez es diz pais et toutez manères de saufz conduytz, se ce n'estoit à prisonniers ; de deffendre et inhibir à touz capitaines dez genz d'armes et autres qu'ilz ne donnent les diz patiz, saufz conduytz ne soffrances à quelx nous dès maintenant, par la teneur de ces présentes, le deffendons et inhibissons de part mondit seigneur et nouz, en repelant et anullant touz ceulx qui seront donnez et octroiez dores en avant après la date de ces présentes, se ce n'estoit de nostre congié espécial et licence ou de noz diz conseillers ou de l'un de eulx; de faire assembler gens pour les choses dessus dictes ou autres ; de mètre et ourdener imposicions sur toutez manères de marchandises, tant vioures comme autres choses ; de impouser subcides et aides, tant pour le fait de la guerre, tuicion, guarde et deffense des diz pais, comme pour recouvrer et achater aucuns lieux que tiennent et occupent les ennemis de mondit seigneur et nostres es diz pais; de les faire lever, cuillir, recevoir et exhigir par les commis et ourdennez à ce par les dessus diz consseillers et chascun de eulx ; de les mètre et convertir ou fait de la guerre et recouvrance et rachat des lieux que tiennent les dis ennemiz ; de donner lettres de grâces, respiz, estaz et sauves-guardes ; de conformer privilèges, libériez, franchises et vsatges à temps et à perpétuité ; de remetre touz excès, crims et maleffices commis et perpétrez , et convertir yceulx en paine civille, toutes fois que bon semblera ; de anoblir et amortir et remettre les finances qui pour ce pouroient estre deuez à mon dit seigneur et à nous; de oyr toutes manères de causes, tant criminelles comme civiles, les avoquer, délerminer, sentencier et désidir ; de faire et créer jutges, prévoz, baillis, chastelains, notaires, sergens et loutes manères d'autres officiers ; de les repeler, souspendre et révoquer, et anuller, et mètre et instituer autres en lieux d'iceulx ; de faire et de faire faire prendre finances tant des exploiz de justice comme autres apartenans à mondit seigneur et à nous, et les convertir, mètre et employer ou fait de la guerre, tant ou paiament des gens d'armes comme ailleurs tochant le dit fait de la guerre, non contrestant quelconques assignacions ou dons faiz ou à faire à ce contraires ; de abatre, diruir et mètre par terre, ou faire faire, lieux, villes et chastiaus ès diz paiz que auront esté pris et occupez par les ennemiz de mondit seigneur et nostres ; de tracter aveques los diz ennemis ou rebelles, et de eulx prometre et baillier finances et retenues de gens d'armes tel nombre comme bon leur semblera, toutes fois qu'il vendront à la ditte hobéissance ; et généralement de fere toutes autres choses que faire pourions se nous estions présens, excepté aliénacion ou donation du propre domaine de mondit seigneur. Et nos prometons à tenir et faire tenir et avoir ferme et agréable et aies faire confermer par mondit seigneur, toutes fois que nous en serons requis comme filz de Roy, toutes les choses et chascune d'icelles que auront esté faites par nous dis conseillers et chascun d'eulx.

Si donnons en mandement par le teneur de ces présentes à touz seneschaux, receveurs, jutges, bailles, prévoz, viguiers et à touz les autres justiciers, capitaines, chastelains et à leurs lieutenants présens et avenir et à chescun d'eulx, et gens d'armes, sur la foy, loyauté et serement que il ont à mondit seigneur et à nous dez diz paiz, que à nous diz conseillers et à chescun d'eulx, en faisant les choses dessus dittez et chescune d'icelles, hobéissent et entendent diligemment et leur prestent et donnent conseil, confort et aide, se mestier en ont et ils en sont requis par eulx ou de par eulx. En testemoing de laquele chose nous avons fait mètre nostre scel secret à ces présentes en la absence du grant.

Donné à Carcassonne, le vje jour du moys de février l'an de grâce mil trois cens soixante et douze. Par moss. le duc.

Au bas est écrit : Concessa per dominum vicarium specialiter deputatum.

Signé : PETIT, avec paraphe.

 

(1)               Ordonnances des roys de France, tome V, p. 719.

(2)               Bernard de Grésignac, chevalier, maître d'hôtel du roi et viguier de Toulouse, appartenait à une des plus anciennes familles du Périgord. Répondant à l'appel du roi Charles V, il fut l'un des premiers à s'enrôler sous la bannière de Talleyrand de Périgord, frère du comte Archambaud V, en 1369, pour lutter contre les Anglais. Des lettres royales nous apprennent qu'il rendit en cette circonstance, « audit messire Tailleran, » de signalés services. Le 26 février 1370, nous le retrouvons parmi les seigneurs accompagnant Duguesclin à son entrée à Périgueux. Enfin, en 1377, le duc d'Anjou se rendant à la cour pour concerter avec le roi les opérations de la campagne, le viguier de Toulouse et Arnaud d'Espagne, sénéchal de Carcassonne, l'escortèrent pendant ce voyage avec une compagnie de gens d'armes. — V. Registres des comptes de l'hôtel de ville de Périgueux, CC. 67, f° 10; — Dom Vaisselle, Histoire générale de Languedoc, tome IV (1742), page 363 ; Preuves, col. 320, 334 et 335.

(3)               Condat-sur-Tricon, canton de Champagnac-de-Belair (Dordogne). — Assiégée depuis le 5 avril, la place ne se rendit que le 9 juin. Voici ce que nous lisons dans le Petit Livre Noir de l'hôtel de ville de Périgueux (BB. 13, f° 3 recto) : « Renembransa sia que lo setis lo mes davan lo luoc de Condat per los Franses, lo dimartz a v. jorns d'abriel l'an m. ccc. lxxiij, e lo diguous a ix jorns de junh, lan meych, lo dich luoctz de Condat vene a la obediensa del rey de Fransa, nostre senhor... »

(4)               Par lettres royales du 30 mars 1374, le même Guido de Leysterie fut nommé sénéchal de Rodez. (Mandements et actes divers de Charles V..., publiés ou analysés par M. Léopold Delisle ; Paris, 1874, in-4°, page VIII de la préface.)

(5)               Le pati était la tolérance ou l'autorisation accordée pour un fait déterminé. On désignait au contraire sous le nom de souffrance, en langue romane sufferta, la trêve ou suspension d'armes concédée moyennant finance. Ces deux expressions, qui paraissent synonymes, servaient à désigner le pacte conclu entre les parties belligérantes pour suspendre les hostilités. D'ordinaire, la partie la plus faible ou plus soucieuse de son repos payait à l'autre une certaine finance pour obtenir cette suspension d'armes appelée sufferta dans la langue romane.

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